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sexta-feira, 26 de agosto de 2011

AU PAYS DE L’OMBRE-E. D’ESPERANCE

 

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E. D’ESPERANCE

AU PAYS
DE L’OMBRE

Traduit de l’anglais par A.B.

Avec 28 planches hors texte
D’après des dessins et des photographies

A HUMNUR STAFFORD

Dont la main directrice - quoique invisible – et dont les sages conseils ont été ma force et ma consolation pendant le voyage de la vie ; à ces chers amis du grand Au-delà, et à ceux qui, à mes côtés sur cette terre, ont été mes aides fidèles, mes compagnons de travail et mes camarades de route pour le grand trajet de l’ombre à la lumière, je dédie ce livre avec un cœur  plein de gratitude et d'affection.

L’AUTEUR

    Les Esprits de nos bien-aimés disparus
    Sont avec nous et nous parlent du Ciel,
    Repos pour les cœurs brisés et dépouillés,
    Habitation, demeure dans les hautes sphères.

    …..De saints avertissements, un souffle mystérieux,
    Un murmure montant de la Cité marmoréenne de la mort ;
    Ils nous ont quittés et la tombe les garde bien ; de nous,
    Pourtant dans les veilles silencieuses de la nuit ils sont prés

    Les échos de leurs voix errent autour de nous comme le chant
    De la douce alouette retentit    dans notre oreille,
    Quand, s'élevant dans le crépuscule rose du soir
    Son image,  perdue pour la Terre, est  engloutie par le Ciel.

        D'après LONGFELLOW

PRÉFACE

Ce livre a été écrit à différents intervalles pendant plusieurs années. J'avais l'intention de confier à quelqu'un ce manuscrit pour le faire publier après ma mort. Mais maintenant, ayant terminé ma tache de médium, je suis arrivée cette conclusion que je n’ai pas le droit de charger d'autres épaules d'un fardeau de responsabilités auquel je voudrais échapper moi-même ; et j'ai décidé que mieux valait pouvoir défendre moi-même les vérités que j'ai tenté de proclamer que d'en laisser à d'autres le souci.
Une raison plus importante encore m'y a engagée, c'est le nombre croissant des suicides ; car je n'ai pas connu un seul cas d'un individu sain, se débarrassant de l'existence, s'il a non seulement cru, mais su les vérités qui ont fait partie de ma vie quotidienne depuis l'enfance.
Il y a quelques mois, Stafford écrivit un article sur le Matérialisme qui fut reproduit dans plusieurs journaux allemands ; et, quelques semaines plus tard, je recevais une lettre du baron X me disant qu'il venait de perdre un procès dont l'issue était pour lui la ruine. Voyant qu'il ne lui restait plus rien pour vivre, il s'était décidé, après avoir mis en ordre ses affaires à prendre congé de ce monde, lorsque, accidentellement le journal contenant l'article de Stafford lui tomba entre les mains. Il le lut, écrivit à l'auteur pour le remercier, et se décida à tenter une nouvelle expérience de 1a vie.
Cette circonstance m'engage à espérer qu'en faisant connaître mes expériences, quelques-uns de mes semblables en prendront occasion pour réfléchir, et pour se demander si vraiment cette existence terrestre termine tout, ou si, en rejetant ce précieux don de la vie, ils ne commettent pas une erreur qu'ils regretteraient, quelques moments après, de la manière la plus terrible.

                                    E d’E.

INTRODUCTION

A Madame d'Espérance

Ma chère amie,

Vous avez eu la bonté de m’envoyer les épreuves de votre livre et de m'en demander mon opinion.
    C’est avec plaisir que j'acquiesce à votre requête. La tâche que vous avez entreprise était plutôt difficile, bien que vous avez heureusement atteint ce à quoi vous aspiriez. Le danger à écarter était celui de dire trop ou trop peu. En disant trop vous vous seriez embrouillée dans les détails ;  car il aurait fallu 10 volumes ou davantage pour donner une idée complète de votre médiumnité ; et encore, après tout, cela aurait pu sembler quelque peu une apologie. En disant trop peu vous auriez pu être obscure. Vous avez donc choisi une voie moyenne, et, ce qui est important, une voie qui donne une impression complète - et une impression excellente.
Peut-être serez-vous obscure pour d'autres maintenant encore ; mais je parle pour moi-même ; comme, j'ai suivi votre carrière médiaminique pendant plus de vingt ans dans tous ses détails, je puis vous comprendre mieux que beaucoup d'autres.
Douée dès votre naissance de ce don fatal de sensitivité, vous devîntes médium contre votre volonté. Entraînée uniquement par un sentiment de devoir envers la vérité, vous n’avez pas refusé votre aide à ceux qui étaient désireux de pousser plus loin cette enquête à laquelle vous vous êtes intéressée de plus en plus. Bientôt vous obteniez de très remarquables phénomènes, et vous étiez ravie à l'idée d'avoir aussi de palpables démonstrations de la glorieuse vérité de l'immortalité. Quelle consolation pour la pauvre et sombre humanité ! Quel nouveau champ de travail pour la science ! Un esprit missionnaire vous inspirait, et vous étiez prête à n'importe quel sacrifice pour le triomphe de cette vérité : vos communications avec les Esprits.
Il y a, longtemps, lorsque je commençai à m'occuper de spiritisme, je pensais souvent que, si j'étais un médium puissant, je donnerais avec joie toute ma vie, toutes mes forces et tous mes moyens pour prouver à tous et à chacun le fait qu'il y a un monde des Esprits avec lequel il est possible de communiquer. Heureusement je ne suis pas médium ; mais vous l'êtes, et vous êtes animée par les mêmes principes qui m'auraient guidé si j'avais possédé votre don.
Je vois par votre vie les résultats qui eussent été les miens. Votre carrière est une preuve qu'avec les meilleures intentions et la plus entière sincérité les résultats obtenus ne semblent pas être en proportion avec les sacrifices que vous avez accomplis, les espérances que vous avez nourries. Je puis par conséquent me satisfaire avec l'idée que mon sort n'eût pas été meilleur que le vôtre. Et pourquoi ? Par l'ignorance des phénomènes, leurs lois et leurs conditions. Parce que de nouvelles vérités ne peuvent être implantées de force dans l'esprit. Parce que les grands pionniers de la cause sont destinés à agir seuls, sans trouver du secours et des conseils auprès d'autres qui, pour dire la vérité, sont tout aussi ignorants qu'eux -mêmes. La vérité ne peut être trouvée qu'en tâtonnant.
Vous avez commencé par être désabusée au moment où, poussée par « l'esprit missionnaire», vous avez essayé de donner au premier venu, à n'importe quel étranger, une démonstration des manifestations spiritiques (voir p.188). C'est alors que vous avez fait une découverte « qui sembla renverser tous vos plans édifiés pour la régénération du monde », vous avez remarqué que ces manifestations, obtenues si aisément dans votre cercle privé, n'avaient pas lieu devant des étrangers, d'autant plus qu'elles dépendaient beaucoup du plan spirituel sur lequel elles avaient été décrétées.
Mais votre plus amer réveil eut lieu lorsque vous fûtes poussée inévitablement dans le chemin glissant de la matérialisation, où tout était encore mystère. Vous vous êtes donnée à ces expériences avec un dévouement digne de vous.
Assise dans le cabinet, mais sans vous trouver en état de transe, demeurant parfaitement consciente, qu'aviez-vous à craindre ? Il était bien que Yolande, que vous aviez si souvent vue et touchée, apparût en dehors du cabinet. Que pouvait-il y avoir de plus convaincant et de plus tranquillisant pour vous ? Et hélas ! Un accident inattendu vous précipita du Ciel sur la terre !
Vous aviez la conviction de rester à, votre place et en possession de tous vos sens, et néanmoins votre corps était à la merci d'une influence étrangère.
Vous tombâtes victime des mystères de la suggestion. Ces mystères étaient alors presque complètement ignorés, et dans le cas présent compliqués par la question : « De qui émanait cette suggestion ? »
    Les apparences étaient contre vous. Vous seule pouviez savoir que votre volonté n'avait rien à faire avec cela, et vous étiez accablée par ce mystère. Il est naturel que pendant plusieurs années vous n'ayez pu entendre jusqu'au seul mot de spiritisme.
Dix ans passèrent. Je croyais que vous étiez perdue à jamais pour la cause. Mais le temps est un grand médecin et quelques bons amis vous engagèrent à essayer de nouveau. Une série de nouvelles expériences ayant pour but la photographie des formes matérialisées fut organisée. De splendides résultats, et un autre réveil amer ! De nouveau vous fûtes accusée, lorsque vous saviez n'avoir fait autre chose que vouloir donner des satisfactions à d'autres.
C'était une répétition de ce même mystère, qu'une même ignorance vous empêchait de résoudre. C'est à ce moment que j'arrivai à Gothenburg pour reprendre les expériences photographiques. Ne vous étant jamais soumise à aucun des contrôles employés avec les médiums professionnels, vous me permîtes cependant de vous traiter en trompeuse vous soumettant à tous les contrôles que je pensai nécessaires. Jamais la plus petite objection. Je puis certifier que vous étiez tout aussi intéressée que moi-même à découvrir la vérité.
Après une longue série d'expériences, et beaucoup d'ennuis, nous arrivions à deux conclusions. La première était que, malgré votre pleine conscience de rester passive dans le cabinet, votre corps, ou une apparence de votre corps, pouvait être employé par un mystérieux pouvoir en dehors du cabinet.
Même votre ami l'Esprit Walter annonça, par votre propre main, qu'il pourrait arriver que rien de vous ne restât visible à l'intérieur du cabinet. Ceci était pour vous une révélation exaspérante.
     Un autre point important était gagné : les doutes et les soupçons des assistants pouvaient s'excuser, comme ils semblaient y avoir plus de raisons que vous ne l'auriez cru possible.
Tout cela était très décourageant.
C'est pourquoi vous avez pris cette résolution : « Si j'ai quelque part dans la formation des esprits, je veux le savoir » (voir p.353), et vous vous décidiez à ne plus vous asseoir à l'intérieur du cabinet.
Au moyen de ces nouvelles conditions vous obteniez beaucoup d'excellents résultats ; et c'est alors qu'eut lieu un cas remarquable, dans le chapitre XXIV : « Suis-je Anna, ou Anna est-elle moi ? » Je craignais que vous n'eussiez pas mentionné cette expérience,  mais je suis heureux de la voir reproduite dans tous ses détails. Ce cas est un cas précieux. Vous aviez là un dédoublement palpable de l'organisme humain. Ce phénomène se trouve dans le principe de toute matérialisation et a été la source de bien des mécomptes.
Mais pour vous quelle nouvelle perplexité !
Je me rappelle le temps où, accablée sous le poids de doutes très lourds, vous m'écriviez : «Toute ma vie n'est-elle qu'une erreur ? Me suis-je trompée de route ? Ai-je été trompée ou ai-je trompé les autres ? Comment puis-je réparer le tort que j'ai causé ? »
Des profondeurs de ce Monde qui était si près de vous depuis votre plus tendre enfance, et pour lequel vous aviez travaillé avec tant de sérieux et de désintéressement, vint enfin la lumière que vous aviez invoquée si passionnément; vous reçûtes une réponse aux doutes qui vous angoissaient. Je suis heureux de vous retrouver de nouveau sur la brèche.
Dans vos expériences toutes récentes en photographie, vous avez réussi à développer une nouvelle phase de votre médiumnité, phase que je supposais toujours vous appartenir, mais qui, au temps de ma visite à Gothenburg, n'alla pas plus loin que le cas rapporté à la page 389. Les récents résultats obtenus complètent vos expériences passées en matérialisation et sont en accord avec la belle vision qui vous expliqua le mystère. Nous ne pouvons voir un esprit, mais nous désirons en voir un. Nous ne pouvons nous représenter un esprit autrement que sous une forme humaine; et par conséquent, ils travaillent à cela autant qu'ils le peuvent. Telles étaient les formes et les têtes humaines que vous avez vues et dessinées dans l'obscurité (voir p.151) ; telles étaient plus tard les formes humaines invisibles que vous avez photographiées à la clarté du jour ou à la lumière du magnésium. Je suis disposé à croire que, si vous aviez été assise dans l'obscurité, vous auriez également vu ces mêmes formes.
Telles furent, finalement, les formes matérialisées visibles qui furent photographiées à Gothenburg, et dont vous avez donné un spécimen sous le nom de Leila, aux pages 310 et 312.
Tout ceci n'était qu'un essai de donner quelque chose de tangible à nos sens ; des tentatives faites pour prouver uniquement que, derrière ces formes, se trouvent des agents spirituels au travail. Et que ces formes ne doivent pas être prises pour des apparitions d’esprits, ainsi que cela nous a été dit depuis le commencement.
Si vous continuez dans ces desseins, et si vous devenez maîtresse des conditions, on. ne peut dire où vous vous arrêterez, ni quels grands résultats peuvent être atteints.
Telles étaient mes impressions chère amie, en lisant votre livre : c'est un livre unique. Ce ne sont pas les confessions d'un médium qui se rétracte, se dédit ou se défend, mais c'est l'histoire franche et triste des désappointements d'une âme sincèrement aimante et sincèrement avide de savoir, à la merci de pouvoirs inconnus mais pleins de promesses.
    En laissant ce monde « d'Ombre », je vous dis : « Continuez, continuez ! Fais ce que dois, advienne que pourra, » que ceci vous soit une règle. Je ne verrai pas vos nouvelles expériences, mais votre mission, j’en suis sûr, est loin d'être finie. Vous trouverez quelque jour votre Crookes et celui-ci comprendra la nature délicate de votre médiumnité, et saura comment cultiver et développer vos nombreux dons psychiques pour le bien de la science et de l’Humanité.
Très sincèrement à vous    
A. AKSAKOF.
Repiofka, Russia, 5/17 septembre 1897.
AU PAYS DE L'OMBRE

CHAPITRE PREMIER

LA VIEILLE MAISON ET SES HABITANTS

Toutes les maisons où des hommes ont vécu et sont morts
Sont des maisons hantées à travers les portes ouvertes
Les fantômes, sans bruit, glissent et portent leurs messages,
Avec des pieds qui ne résonnent pas sur le sol.

Nous les rencontrons près de la porte, dans l'escalier
Ils vont et viennent le long des corridors ;
Ce sont comme des impressions impalpables de l'air,
Le sentiment de quelque chose qui se meut autour de nous.

LONGFELLOW

Lorsqu'on s'est décidé à raconter une histoire, je suppose que la meilleure chose est de là commencer par le commencement. J'ai donc essayé de me rappeler un moment, ou un incident déterminé de mon existence pour m'en servir comme point de départ ; mais j'ai dû y renoncer parce que je  n'ai pu me souvenir d'aucun incident, n'ayant point été déterminé par une cause précédente, et, par conséquent, ayant autant d'intérêt à être raconté.
Je suppose ainsi qu'il me faut refaire, par le souvenir, tout le chemin parcouru en réalité. Cela commence un peu avant la guerre de Crimée, car mes plus anciens souvenirs datent du retour de mon père à la maison, et des réjouissances qui eurent lieu quand la paix fut proclamée. Je n'en pouvais comprendre la raison, mais mon père revenait à la maison, et cela était pour moi une cause suffisante pour me réjouir.
Les expériences que j'ai à raconter sont étranges et incompréhensibles, lorsqu'on les examine avec le bon sens ordinaire de notre vie matérielle de tous les jours.
J'ai quelquefois essayé de me mettre à la place des autres, de voir avec leurs yeux et de juger avec leur compréhension, et je suis invariablement arrivée à la conclusion qu'ils n'étaient point à blâmer de douter de la réalité de ces circonstances. Quant à moi-même, ces choses ont grandi en même temps que moi, et elles me sont devenues familières dès le commencement ; car je ne puis me rappeler aucun temps où elles ne me furent familières et naturelles. Par conséquent, la seule chose qui me semblait curieuse était le fait que d'autres n'eussent point réalisé les mêmes expériences.
Comme enfant je ne pouvais comprendre ce fait le refus de mes amis d'accepter mes récits, de ce qui se passait autour de nous, m'irritait au delà de toute mesure, et mes fréquents accès de vivacité devant leur incrédulité me donnèrent la réputation d'être « une petite sorcière » aussi bien qu'une créature vraiment bizarre.
Selon moi, c'étaient les autres qui étaient bizarres, et je prenais comme une grande épreuve d'avoir à supporter leurs étonnements et leur incrédulité, qui venaient fréquemment à l'encontre de mes narrations. Je parlais de ces choses comme d'un incident vulgaire de la vie journalière; cependant, en grandissant, je commençai à comprendre que tout le monde n'était pas doué pareillement, et je fus assez généreuse pour excuser intérieurement les autres, supposant que quelque cause regrettable les empêchait de voir, d'entendre et de comprendre tout ce qui se passait autour de nous ; tout ce qui était si vrai et si réel pour moi.
Naturellement, en enfant que j'étais, je pris sur moi de devenir leurs yeux et leurs oreilles, comme peut le faire le compagnon d'un aveugle ; mais je rencontrai tant de rebuffades que j'abandonnai la tâche, tout en plaignant les infirmités de ceux qui, à moitié aveugles et à moitié sourds, persistaient cependant à rejeter mes bons offices.
Pendant ma première enfance, nous vivions dans une vieille maison triste, située du côté est de Londres - une grande maison qui avait dû, en son temps, être une demeure d'importance ; mais il y avait des siècles de cela, et maintenant elle tombait presque en ruines. On disait qu'elle avait été construite et habitée par Olivier Cromvell, je ne me rappelle pas lequel ; dans tous les cas, elle était très différente des maisons modernes. Grande, lourde, triste, elle avait un air de supériorité et de dignité étrangement hors de place au milieu des maisons nouvelles, qui, de tous les côtés, semblaient sortir du sol, ainsi que des champignons.
La maison était destinée à être jetée bas, mais sa destruction finale fut remise d'année en année ; et pendant ce temps nous y vivions.
Autour de ce vieil édifice se trouvait une cour où un ou deux arbres luttaient, pour vivre. Cette cour était pavée de carrés de marbre blanc et noir.
On approchait de la maison au moyen d'une suite de marches en marbre qui, un jour, avaient été très belles, mais maintenant étaient tachées, gâtées et brisées. La porte, au sommet des marches, était une lourde porte en chêne sculptée, ornée de verrous en fer et gardée, des deux côtés, par de grands griffons qui étaient la terreur de mon enfance. Quelqu'un avait peint ces monstres en un beau vert brillant, leur faisant rouges les yeux et la langue.
Cette porte verrouillée donnait accès à une galerie parquetée de chêne, sur laquelle s'ouvraient plusieurs chambres inemployées et vides ; et un large escalier conduisait à la partie supérieure de la maison. Beaucoup de ces chambres avaient des  parquets de chêne et étaient sombres, les petites fenêtres n'admettant jamais assez de lumière pour les égayer, bien qu'à l'arrière de la maison - qui donnait sur un ancien jardin transformé en simple pelouse - les chambres eussent un aspect plus gai parce que les croisées, éclairées jadis par de petits verres de bouteilles, avaient été remplacées par des fenêtres françaises.
C'est dans ces dernières chambres que nous vivions ; le reste de la maison était inoccupé et les chambres fermées ; excepté la partie basse des cuisines, dans laquelle habitait un vieux couple supposé être des gardiens.
Comment nous arrivâmes à vivre là je n'en sais rien ; probablement parce que le voisinage convenait à mon père, et peut-être aussi, parce qu'en dépit de son antiquité et de sa réputation de hantise, cette construction était la meilleure résidence dont la localité pouvait s'enorgueillir.
Les plus singulières histoires se racontaient au sujet des esprits qui circulaient dans les nombreuses chambres vides, et mon imagination enfantine se montait au plus haut degré en songeant aux agissements de ces étranges visiteurs. Je ne savais pas du tout ce que des esprits pouvaient être ; mais je me les imaginais comme les griffons de la grande porte de chêne, au sommet des marches et, par conséquent, j'en avais très peur.
À cette époque, j'aimais beaucoup à me promener d'une chambre vide à l'autre et à m'asseoir avec mes poupées sur le rebord large et bas des fenêtres. J'en étais arrachée, avec une exclamation d'horreur et d'étonnement, par notre domestique, qui considérait ma sympathie pour les chambres hantées comme une chose contre nature, et m'entretenait des esprits et de leurs vengeances, si je persistais à envahir leurs domaines.
Je ne pouvais jamais tout à fait comprendre les remarques de ma bonne sur la solitude des chambres, quoique ses récits sur les esprits m'épouvantassent. Pour moi ces chambres n'étaient jamais vides ni solitaires ; constamment des étrangers y passaient, circulant d'une  chambre à l'autre ; quelques-uns d'entre eux ne faisaient point attention à moi, d'autres me remarquaient et souriaient lorsque j'élevais ma poupée vers eux pour la leur montrer. Je ne savais pas quels étaient ces étrangers, mais je commençais à les connaître de vue et je les regardais avec un intérêt passionné. J'emportais mes jouets avec moi, pour les leur montrer, surtout un livre d'images que je prisais plus que toutes mes possessions.
Je me suis quelquefois étonnée, depuis, qu'une enfant ait été laissée si souvent seule dans la grande maison, sans autre compagnie que celle d'une poupée de chiffons ; mais comme ma mère était souffrante et confinée au lit depuis longtemps, je suppose que notre domestique avait suffisamment de quoi s'occuper. Je n'avais pas d'autre enfant pour compagnon ; le petit frère et la petite sœur nés après moi ne vécurent que peu de semaines. Mes premières années furent ainsi très solitaires ; et j'étais laissée à mon bon plaisir tant que je ne salissais pas mes tabliers - ceci étant un crime impardonnable.
Lorsque mon père capitaine de navire, était à la maison, le monde entier changeait pour moi ; sa présence me transportait en un véritable paradis. Il était le seul être qui m'appartînt entièrement et, et j'étais certaine de son amour. Il était le seul qui m'encourageait à raconter mes rêves et mes fantaisies ; le seul qui ne me grondait jamais et ne me parlait pas d'un ton fâché. - C'était pour moi le bonheur parfait de m'asseoir sur ses genoux et de sentir son bras entourer mes épaules ; ou de me blottir à son côté dans un coin de la grande cheminée en lui tenant la main, tandis qu'il me racontait d'étranges histoires sur les pays qu'il avait visités. C'étaient, en vérité, d'extraordinaires histoires, et, comme je le sus plus tard, quelquefois inventées, sur le moment, simplement pour satisfaire mon amour de l'étrange et du merveilleux ; mais pour moi c'était l'Évangile, puisque mon père les racontait.
Après tout elles n'étaient pas plus étonnantes que mes rêves, quoique d'un caractère différent. Il n'y avait pour moi rien de remarquable dans les récits de sirènes attirant les marins charmés dans leurs palais enchantés, sous les eaux ; il n'y avait rien d'étrange à la merveilleuse musique que quelques-uns seulement pouvaient entendre.
Tout ceci, je pensais pouvoir le comprendre ; et cela semblait si bien expliquer tout ce qui intriguait mon petit cerveau. Bien des fois, tout enfant que j'étais, j'avais eu la triste sensation d'être différente des autres. Je m'étais entendue désigner comme étant bizarre, bien que j'eusse décidé, en mon propre esprit, que les autres le fussent, et non pas moi. Cependant le sentiment de différer d'eux me causait la terreur d'en être incomprise, et j'éprouvais un ressentiment passionné contre ce quelque chose d'invisible qui constituait la différence.
Mais toutes ces légendes, racontées par mon père, avaient l'effet de me réconcilier avec moi-même. J'exultais de me sentir tellement capable de comprendre les êtres et les sons mystérieux pour lesquels le commun des mortels est sourd et aveugle. Il en était de même quant aux héros et aux héroïnes. Je pouvais voir des visages et des formes là où d'autres ne voyaient que des ténèbres. Ainsi je croyais à tout ce que mon père me racontait des nymphes, des sirènes, d'enchantements, de magie et le reste ; et la pensée que quelques personnes fussent familières avec ces choses était pour moi une grande consolation, et me rassurait sur moi-même et sur ma « bizarrerie ».
Mais, en grandissant, il me fallut travailler, étudier mes leçons, et j'avais alors moins de temps pour rêver, moins de temps à passer avec mes amis les fantômes, comme j'avais appris à les nommer. Cependant je n'avais pas plutôt quitté la monotone salle d'école, que je me dirigeais joyeusement vers les chambres hantées. Là mes rêves revenaient ; et mon imagination pouvait se donner libre essor en peuplant les vieux appartements démodés et les couloirs. J'emploie à présent les mots de rêve et d'imagination parce que d'autres les emploient, et que je ne sais de quel autre mot me servir ; mais ce ne sont point là les expressions justes, car rêve et imagination impliquent quelque chose d'irréel et d'inventé, tandis que mes rêves et mes imaginations étaient très réels, beaucoup plus réels que toute autre partie de ma vie journalière.
Pour moi, les chambres n'étaient jamais sombres ni vides. Quelquefois en y entrant je jetais un regard désappointé autour de moi, ne rencontrant point de forme familière ; puis je m'étonnais de les voir soudainement peuplées d'étrangers. Ces figures d'ombre étaient quelquefois si réelles, si pleines de vie, que je les prenais pour des visiteurs ordinaires. Rarement j'entrais dans une chambre sans y chercher du regard quelque habitant fantôme, et rarement je regardais en vain. Quelques-uns d'entre eux me souriaient gentiment, amicalement, et je m'habituai bien vite à eux ; d'autres ne faisaient aucune attention à moi et me croisaient dans les escaliers et dans les couloirs comme s'ils ne m'avaient jamais vue. Cela me vexait quelquefois, et j'étais indignée que mon sourire de bienvenue passât inaperçu.
    L'un de mes amis-fantômes était une vieille dame toujours habillée de noir, et dont le vêtement doux et soyeux ressemblait à du satin, sans être vraiment du satin. Des volants de fines dentelles autour de son bonnet blanc bien ferme encadraient un bon vieux visage avec des cheveux gris bien lissés. Ce bonnet était en forme haute de couronne, et à l'arrière des volants était passé un large ruban noir qui descendait sous le menton et se terminait par un nœud. Elle portait, autour des épaules, un fichu de dentelles noué sur là poitrine.
Cette dame-fantôme semblait occuper une chambre spéciale bien que je l'eusse vue aussi dans les autres. Sa chambre était longue et étroite, basse de plafond et sombre, car la fenêtre était une petite fenêtre grillée à carreaux vitrés.
Quand notre famille s'accrut, cette chambre fut souvent employée, et par conséquent la petite fenêtre grillée fut remplacée par une grande croisée à la française, avec des fenêtres descendant jusqu'au plancher ; la vieille grille démodée fut aussi changée, et un poêle genre moderne prit sa place ; mais, à ma grande joie les larges et profondes encoignures qui se trouvaient des deux côtés de la cheminée furent laissées en place, car après les rebords des fenêtres, derrière les rideaux, ma place favorite était le coin de la cheminée où je pouvais m'asseoir avec un livre près de la flamme, sans crainte d'être remarquée ni dérangée.
Après ces changements, la chambre nouvellement meublée devint un confortable salon, et, comme elle attenait à celle de ma mère, elle fut bientôt le sanctuaire où celle-ci s'occupait à coudre pour la famille.
Bien souvent je me demandai comment ma vieille dame-fantôme supportait cette invasion ; car, pour ma part, je ressentais toutes les libertés prises à l'encontre de mes amis les fantômes. Il me semblait toujours qu'eux seuls étaient les habitants légitimes des chambres inoccupées.
Quoique je parlasse souvent de ces habitants mystérieux de notre maison, je préférais encore m'asseoir silencieusement et les observer. J'étais jalouse à la pensée de partager avec d'autres leur amitié, et je m'exaltais par le fait que j'étais la seule privilégiée à les connaître.

CHAPITRE II

MES TROUBLES COMMENCENT

Nombreuses étaient mes idées quant à ces figures silencieuses, et nombreuses les histoires que je leur imaginais. Bien des fois je m'étais demandé avec inquiétude ce que tout ceci voulait dire, et pourquoi d'autres ne voyaient pas mes « ombres » ; mais, après avoir été punie pour avoir inventé ce que je racontais d'elles, je devins prudente, et je n'en parlai plus à personne. Je n'aimais pas à être raillée, et encore moins à être soupçonnée de mensonges.
An moment du renouvellement de la chambre, ce dont j'ai déjà parlé, une bonne me raconta une série d'histoires de revenants et m'effraya à un tel point que je n'osais plus entrer seule dans une chambre, si elle était sombre ; et, même de jour ou au clair de lune, j'étais terrifiée à l'idée que quelque esprit souffrant pût y être visible.
Nuit après nuit, après savoir écouté sans respirer ces histoires terribles, j'enfonçais la tête dans mes draps, mourant de crainte à la pensée qu'un habitant des tombes pouvait soudain m'apparaître.
Cependant, cela est étrange à dire, jamais dans mes pensées je n'associais mes amis les fantômes avec les esprits des morts. Jamais ils ne m'inspirèrent aucune crainte. Je pouvais les rencontrer à tout moment du jour et de la nuit, leur envoyer un regard amical lorsqu'ils passaient ou les examiner curieusement s'ils ne prenaient pas garde à moi. Je n'avais même pas peur des esprits, si je savais ces amis auprès de moi. J'avais un sentiment de protection et de sécurité en leur présence ; et jamais je ne me regimbai de rester seule au lit et sans lumière lorsque je sentais l'un de mes amis ou plusieurs d'entre eux dans la chambre.
Bien souvent, dans les années suivantes, j'ai trouvé étrange que cette sorte de vie, si peu naturelle en apparence, n'eût pas excité plus de curiosité et plus de commentaires autour de moi ; mais, comme je l'ai déjà dit, la santé, de ma mère était délicate, et elle vivait dans les soucis causés par l'arrivée, successive et rapide de plusieurs bébés. Pendant ce temps j'étais laissée à mes petites affaires, et, quoique grande fille, maintenant, on me demandait rarement de m'occuper d'autre chose que de mes leçons quotidiennes, sauf quelquefois d'un peu de couture de ménage.
Je n'étais du reste, pas plus éprise de couture que de tout autre travail, excepté le dessin ; mais, quant à cette occupation, j'en avais rarement l'occasion, car ma mère la considérait comme une perte de temps. J'avais toujours un ouvrage à la main, mais comme je n'y touchais pas ; quelqu'un de nous, impatienté de sa durée, finissait par l'achever en me reprochant mes habitudes paresseuses. Je supportais ces reproches avec une parfaite bonne humeur, aussi longtemps que j'avais le loisir de poursuivre mon passe-temps favori, c'est-à-dire de surveiller, en rêvant, mes amis-fantômes, et de m'imaginer leur histoire.
Un jour enfin, ma mère, ennuyée de ma fainéantise, m'ordonna de m'asseoir dans sa chambre et de faire une couture qui me sembla interminable.
Ma mère méprisait l'emploi de la machine à coudre et déclarait qu'elle ne voulait pas une telle abomination dans sa maison. Aussi la couture du ménage était un travail sans fin et un obstacle à toute occupation raisonnable, sauf pour ma mère, qui semblait y trouver à la fois un soulagement et un plaisir.
Je m'assis donc à côté d'elle, auprès de la grande table de travail, et je commençai ma couture. La chambre avait un aspect très différent depuis les changements qu'elle avait subits, et je me demandais les opinions de ma vieille dame-fantôme à ce sujet.
Tandis que je regardais l’endroit où j'avais eu l'habitude de la voir, je fus tout à la fois surprise et enchantée d'apercevoir la chère figure familière dans le coin, près de la cheminée. Elle tenait quelque chose entre les mains, et ses doigts s'agitaient vivement ; je vis alors qu'elle tricotait. Il y avait si longtemps que je n'avais vu quelqu'un tricoter que mon intérêt fut du coup éveillé, et je surveillai curieusement le scintillement des aiguilles, tout à fait oublieuse de ma mère et de la couture posée sur mes genoux.
- « Que regardes-tu, demanda sévèrement  ma mère, ne peux-tu rester à ton ouvrage ? »
- « Mais, maman ! C'est la vieille dame qui tricote des bas. »
- « Quelle vieille dame ? » fit me mère ; et tout aussitôt je compris avoir fait une sottise en voyant ses lèvres se serrer et son front se plisser tandis qu'elle reprit ;
- « Recommences-tu encore cette histoire ? N'as-tu donc pas appris qu'à ton âge ces inventions sont détestables ? Ne t'ai-je pas dit tant et plus que je n'en veux pas ? Toi, une assez grande fille pour faire étudier tes frères et leur donner le bon exemple, tu me donnes plus d'ennuis que tout le reste. Tu es toujours en train d'organiser quelque gaminerie, de rêver au détriment de toute autre occupation, regardant dans le vide et inventant des récits à effrayer les gens. J'espérais qu'en grandissant tu te débarrasserais de cette habitude absurde ; je suis absolument malade de fatigue, car je ne sais que faire pour t'amener à comprendre combien ta conduite est abominable. »
J'écoutai cette tirade le cœur misérablement gonflé, mais en même temps je jetai un regard furtif dans la direction de ma vieille dame-fantôme, me demandant si elle était un peu attristée pour moi.
    Je me sentais également très peinée et très offensée. J'avais le soupçon affligeant qu'il devait y avoir quelque chose d'anormal en moi. On m'avait dit souvent que « j’inventais » et que je devrais être honteuse de dire des mensonges ; je ressentais par conséquent une sorte de pitié pour le manque de compréhension de ceux qui me faisaient de telles remarques. Je n'aimais pas non plus à être soupçonnée de fausseté. Je désirais être bonne ; je faisais de mon mieux et je priais jusqu'à la fatigue, suppliant Dieu de m'aider à devenir bonne et à ne fâcher personne, ma mère en particulier. Bien des fois, agenouillée devant mon lit, j'avais prié, jusqu'à tomber de sommeil, pour que je sois délivrée de mes rêves, et que je n'eusse plus la tentation d'en parler. Mais, hélas ! Mes efforts ne servaient à rien.
    Quelquefois, lorsque mon père était à la maison ou que nous avions des hôtes, à loger, mes amis-fantômes devenaient invisibles, et je les oubliais pour un temps, ayant autre chose à penser. Mon père aimait m'avoir auprès de lui, et je jouissais de sa société. Je n'avais pas de compagnes de mon âge, car il m'avait été défendu de me lier avec les fillettes qui se rendaient à la même école que moi. Je n'avais donc jamais eu de camarades de jeu, excepté quand mon père était à la maison ; et ma nature gamine reprenait alors le dessus, je devenais sauvage et je m'excitais avec les jeux et les plaisanteries auxquels il m'encourageait.
Aussitôt qu'il était reparti, aussitôt que la maison avait repris sa monotonie habituelle, tous mes rêves ressuscitaient ; mes amis-fantômes revenaient à leurs places respectives, et je leur souhaitais gentiment la bienvenue. Ils étaient ma propriété, quelque chose m'appartenant à moi seule, et, secrètement, j'étais fière d'avoir un monde à moi, dans lequel personne d'autre n'avait son entrée.
    Quelquefois, dans, mon plaisir et dans mon étonnement, je croyais devoir parler à quelqu'un de ces êtres étranges que personne, sauf moi, ne semblait voir. Mes confidents habituels étaient une vieille servante et ma grand'mère, qui venait de temps en temps passer quelques semaines avec nous. Elles m'écoutaient toujours et faisaient leurs commentaires. Il semblait qu'elles fussent sympathiques à mes récits ; au moins grand'maman, car, bien qu'elle me répétât de ne point penser à ces choses étranges et, de ne point parler de mes amis-fantômes, elle me racontait des histoires merveilleuses et fantastiques, et je finissais par être tout à fait effrayée, ne me rassurant que lorsque mes amis-fantômes étaient de nouveau autour de moi.
Il ne me sembla jamais qu'il y avait là quelque chose de surnaturel. J'acceptais leur présence comme une chose due, et je n'étais malheureuse qu'en leur absence. Je savais bien que j'étais seule à les voir, mais j'avais renoncé à m'expliquer cela ; je m'étais simplement faite à l'idée qu'il y eût des personnes singulières, à l'esprit lourd.
Cette après-midi-là, tandis qu'assise près de ma mère j'écoutais silencieusement ses remontrances et ses plaintes, les yeux baissés sur mon ouvrage, mes pensées travaillaient à scruter la cause et toute l'étendue de ma méchanceté, car je sentais réellement mériter beaucoup des reproches qui m'étaient adressés.
J'étais paresseuse..., je le savais bien. Les leçons me fatiguaient, et je ne comprenais guère les mots appris par cœur ; je ne pouvais me rappeler, au matin, les leçons étudiées la veille au soir ; je ne pouvais jamais résoudre correctement mes problèmes d'arithmétique ; à cause de ces fautes, on me retenait à l'école. La grammaire, la géographie et l'histoire étaient si embrouillées, dans ma tête, que je savais à peine les distinguer l'une de l'autre. On déclarait mon écriture impossible à montrer ; quant à la couture - le point important aux yeux de ma mère - je ne pouvais prendre une aiguille en main sans m'envoler tout de suite au Pays des rêves, dont je n'étais rappelée que par une forte remontrance.
Je pensais à toutes ces iniquités avec un gros soupir, et je me sentais bien coupable. Pourquoi n'étais-je pas comme les autres petites filles ? Je pouvais, certes, faire des sottises ; jouer à la balle, monter à cheval, courir, sauter et prendre part aux jeux organisés par mon père et par mes cousins, et je rivalisais avec eux dans beaucoup des tours malicieux qu'ils imaginaient.
À ces moments-là, je me sentais une créature toute différente. Mais, laissée à moi-même, je retombais dans les paresseuses rêveries d'auparavant, ce qui était un péché impardonnable dans un ménage affairé comme le nôtre.
Je sentais tout cela... et je résolus de devenir autre. J'étudierais sérieusement ; je ne serais plus la dernière de ma classe, à cause de thèmes mal écrits et de travail désordonné ; je coudrais ; je m'occuperais des enfants, et je montrerais qu'après tout j'étais bonne à quel ne chose. Et comme je prenais résolution après résolution de m'amender, je me sentis tout à fait bonne, par anticipation à la merveille d'obéissance et d'activité que je comptais devenir. Je me demandais si ma vieille dame-fantôme pouvait entendre et comprendre tout cela ; savait-elle combien j'avais été grondée ?
Je me demandais si elle n’avait jamais été une fillette de quatorze ans et avait eu de longues coutures à faire, et si elle avait été grondée pour les avoir mal faites. Peut-être n'avait-elle jamais eu à coudre mais à tricoter, à tricoter, à tricoter.
    Je jetai un coup d'œil de son côté. Oui elle était là qui tricotait ; je voyais ses doigts remuer avec vitesse ; je pouvais voir ses aiguilles briller pendant ce léger mouvement de ses doigts. Je m'étonnais de son habileté, car ses yeux étaient fixés sur moi et non sur son ouvrage. Maman ne savait pas tricoter, je le lui avais entendu dire. Je pensai que j'aimerais bien à apprendre le tricot. Cela semblait si amusant et si ingénieux. Je demanderais à grand'maman de me l'apprendre ; je savais qu'elle tricotait, mais pas si bien et si longtemps de suite que ma chère dame-fantôme. Je me demandais si celle-ci ne me l'apprendrait pas ; mais non : jamais elle ne semblait commencer quelque chose, et il me fallait savoir comment, débuter. Peut-être que si grand'maman me montait les, mailles sur les aiguilles, saurais-je m'en tirer, car alors je pourrais surveiller les doigts de la dame-fantôme et essayer de faire de même. Si seulement elle tricotait un peu plus lentement !... Les doigts de grand'maman ne pouvaient aller aussi vite, même quand elle se dépêchait beaucoup. Je ne croyais pas que je pusse compter aussi vite qu'elle enlevait ces petites mailles - une, deux, trois, quatre, cinq..., oui, je pouvais tout juste aller aussi vite qu'elle. On pourrait ainsi tricoter bien vite tous les bas de la famille, et maman ne me dirait plus que je suis paresseuse.
Une voix sévère troubla mes calculs : « Pourquoi ne couds-tu pas? Cela ne sert à rien de te parler, tu lasserais certainement la patience d'un saint. Tu ne fais pas attention à ce que je te dis, et tu fais tout ton possible pour m'ennuyer et me peiner. Voyons, que regardes-tu ? Qu'y a-t-il dans ce coin ? »
    Le ton plaintif de ma mère me rappela mes torts.
    - « C'est la vieille dame qui tricote, expliquai-je, et je... »
    - « Silence ! Méchante fille ! Ne me parle plus jamais de choses pareilles. J'entends assez parler de tes faussetés par 1es autres. Reprends ton ouvrage. »
    Je l'avais laissé tomber dans ma frayeur, lorsque la voix, de ma mère m'avait tirée de mon rêve.
    - « Si tu lèves les yeux avant que ton ouvrage soit fini, et si tu regardes encore dans cette direction, je te donnerai un soufflet soigné, et je verrai bien si cela ne te rafraîchit pas la mémoire. »
    Elle était vraiment fâchée, à présent ; et tremblante je repris mon ouvrage et me remis           silencieusement à coudre
    - 0 mère Eve ! Je me le demande : si vous aviez su quel legs vous laissiez à vos filles, cette connaissance n'eût-elle pas arrêté votre main au moment de saisir le fruit défendu ? Quel désir indomptable n'avons-nous pas hérité de faire précisément la chose qui nous a été défendue ! Je n'avais nul besoin de lever les yeux de dessus mon ouvrage ; en réalité je désirais obéir, mais quelquefois la tentation de voir si le tricot progressait et si la vieille dame comprenait ce qui se passait entre ma mère et moi, cette tentation était trop forte... Je regardais dans la direction défendue, et aussitôt la menace s'accomplissait, et un soufflet cuisant me rappelait au sentiment de ma désobéissance.
Je savais le mériter, mais cela ne changeait point les choses, et je pleurais et sanglotais amèrement, sans pouvoir m'arrêter, lorsque je vis entrer le docteur, que ma mère attendait ce jour-là.
     Je m'enfuis et j'allai m'asseoir dans l'escalier ; et là, me couvrant la figure de mes mains, je pleurai de chagrin et de honte.
    Au bout d'un certain temps, la porte se rouvrit, et on m'appela. Ravalant mes larmes, j'entrai dans la chambre. Ma mère, toujours assise sur sa chaise basse, semblait troublée et fâchée. Le docteur faisait les cent pas dans la chambre. Lorsque j'entrai, il s'assit, et m'attirant par la main il me la caressa amicalement et me dit avec bonté :
    - « Je suis fâché de vous voir pleurer ; mais vous savez que votre maman est souffrante, et vous devriez essayer de la contenter au lieu de la peiner autant. Racontez-moi donc toute cette histoire ; c’est-à-dire que vous voyez des choses que tout le monde ne voit pas, des vieilles dames qui tricotent, etc. Qu'est-ce que cela veut dire ? Parlez-m'en. »
Il me regardait avec bonté et sympathie, me caressant les mains, essuyant les larmes qui ruisselaient de mes yeux et me poussant à parler.
    Ceci m'encouragea ; je lui racontai ce qu'on appelait mes rêves et mes imaginations, ces choses qui étaient pour moi des réalités. Je lui parlai de mes amis-fantômes, nos hôtes journaliers ; de la vieille dame qui travaillait avec  tant d'habileté et me regardait si gentiment ; du monsieur bien mis, aux cheveux longs et bouclés, au chapeau à plumes, avec une épée pendue au côté et des éperons à ses talons ; je lui parlai de l'homme qui avait une collerette en volants autour du cou, ce qui lui donnait l'air d'avoir la tête posée sur une assiette ; des dames en robes de soie, avec leurs cheveux poudrés, de leurs volants, leurs falbalas, de leurs manières curieuses. Je lui racontai tout ... et mon chagrin de ne pas être écoutée..., et combien cela était terrible d'être soupçonnée de fausseté…
- « Mais cela est vrai, ajoutai-je, chaque mot est vrai : ils sont là et je les vois. Je ne dis pas de mensonges. »
- « Oui ! dit le docteur.  Je vous crois, et je ne pense pas que vous disiez de mensonges. »
    Oh ! Comme mon cœur bondit à ces paroles et alla vers cet homme qui me croyait sincère.
- « Oui, je crois que vous voyez des choses que les autres ne  voient pas ; j'ai connu des personnes qui vous ressemblaient, qui voyaient des hommes, des femmes et des animaux, en réalité n'existant pas. Mais ces personnes étaient folles. Elles persistaient à voir des ombres se mouvoir autour d'elles, des vieillards ou des femmes les guettant dans des coins. Elles avaient commencé par voir une chose, puis une autre ; puis elles sont devenues dangereuses, et il nous a fallu les envoyer dans des asiles de fous pour y être soignées. »
Il me sembla que ces paroles figeaient le sang dans mes veines. Je ne pouvais que rester immobile dans un silence plein d'horreur. Que voulait dire tout ceci ? Etait-ce là le secret de ce merveilleux Monde de rêves dans lequel j'avais passé de si belles heures ? Mes amis-fantômes n'étaient-ils pas là ? Avaient-ils donc raison ceux qui me disaient que mes fantômes n'existaient pas et que je me trompais ?
Je les voyais - en cela je ne me trompais pas - ; mais si vraiment ils n'existaient pas, et si je voyais quelque chose n'ayant pas d'existence, il était clair, que je fusse anormale.
Je n'avais jamais pensé à cela auparavant, mais maintenant - l'horrible pensée ! - j'allais devenir folle !
Tout le jour et la nuit je souffris les tourments. Etre folle, que signifiait être folle ? Je songeais à toutes les horribles choses que j'avais entendues ; aux crimes commis par des maniaques, aux horreurs des maisons de fous, aux chambres matelassées, aux fers, aux camisoles de force ; ... et je tremblais de peur, et je priais Dieu presque frénétiquement d'être préservée de la folie.

CHAPITRE III

VAIS-JE- DEVENIR FOLLE ?

Mon âme a son, secret, ma vie a son mystère
……………………………….......................
Le mal est sans espoir ... aussi j'ai dû le taire.

                ARVERS.

Plus je réfléchissais, plus j'étais convaincue que le docteur avait raison ; et l'horreur et la crainte me privaient presque de mes sens.
Quoique âgée de quatorze ans, j'étais singulièrement enfant par certains côtés. Élevée comme je l’avais été, presque isolée des autres enfants, en dehors du cercle de famille, et rarement admise dans la société de ses membres les plus âgés, j'avais grandi parfaitement ignorante de bien des choses dont discutent d'autres fillettes du même âge ; et dans ce trouble je n'avais personne pour me secourir et pour me conseiller.
Mon père était loin, et ma grand'mère, quoique très bonne, vivait dans sa propre demeure, ou se trouvait en visite chez l'un de ses enfants.
Il y avait bien notre vieille bonne ; mais quelquefois il me répugnait de me confier à elle, car si j'étais réellement folle, il fallait le cacher le plus possible ; et je ne voulais parler à personne des illusions dont j'étais la victime.
Je me demandais si la folie peut se guérir par des médicaments, et si le docteur pouvait m'aider d'une manière ou d'une autre. Peut-être avais-je quelque chose de singulier dans les yeux, car je me rappelais avec crainte que, toutes les fois que j'avais, volontairement ou involontairement, essayé de toucher mes amis-fantômes lorsqu'ils passaient, ma main ne ressentait aucun contact ; et j'avais même remarqué qu'ils reculaient pour ne pas être touchés. À cause de cette circonstance, je les avais appelés « des fantômes », mais jusqu'ici je n'y avais pas beaucoup songé. En y pensant maintenant, je me demandais si mes yeux ne me trompaient pas. Cette idée me plaisait bien davantage que celle de me trouver folle, mais la peur ne m'en hantait pas moins jour et nuit. Je me rappelais avoir entendu dire à une servante que l'une des pratiques des maisons de fous était de chatouiller les pieds des patients ; elle l'avait lu, disait-elle, dans un livre appelé Valentine Vox, Je ne pouvais supporter d'avoir les pieds chatouillés ; mais peut-être ne rirais-je pas tant si on me les chatouillait très longtemps de suite. Je me demandais si les fous vivent longtemps. Je le craignais ; je me rappelais un vieillard qui venait quelquefois dans notre voisinage, vendant des porte-manteaux et mendiant ; je le voyais, en souvenir s'arrêtant un jour devant la servante, et l'effrayant avec des jurons et de terribles malédictions. Elle le disait fou. Et je me demandais si jamais je lui ressemblerais, si j'apprendrais à jurer, à avoir une figure sale et des cheveux mal peignés. Il valait mieux encore être enfermé dans une maison de fous.
Toutes les horreurs que j'avais entendu dire sur ces établissements me vinrent à ]'esprit avant de dormir, dans la nuit qui suivit l'entretien avec le docteur ; et je résolus de cacher mon état à tout le monde, aussi longtemps que possible. Si j'étais folle, au moins personne ne le saurait, et peut-être, après tout, était-ce une maladie guérissable, puisque je n'en étais pas toujours affectée.
A l'occasion, pendant des mois, les fantômes s'évanouissaient et ne revenaient que lorsque j'étais seule ou mal disposée au travail et à l'étude ; je les saluais alors avec joie.
Après ce jour-là, tout changea ; mon plaisir, en voyant les fantômes passer rapidement devant moi ou me croiser dans les escaliers, fit place à un sentiment humiliant de peur et de désolation. Je n’avais plus de raison d'être joyeuse maintenant à la vite de ces formes familières ; car n'étaient-elles pas une preuve que ma maladie ne m'avait point abandonnée ?
Puis une autre idée me vint. C'était Satan qui forçait mes yeux à voir des choses qui n'existaient pas. Ceci jeta une nouvelle lumière sur la question ; et j'en étais presque contente, car toute chose était préférable à la folle. Si l’ennemi était Satan, Dieu seul pouvait m'aider, et je savais qu'il y consentirait.
L'apparence même d'une ombre, qu'elle fût réelle pu imaginaire, me précipitait à genoux dans ma chambre et priant. Bien souvent au matin, comme au milieu du jour ou de la nuit, je tombais à genoux pour implorer la délivrance des machinations du diable.
Je devins réservée, timide, nerveuse, ayant peur de passer d'une chambre à l'autre, peur de rester seule à n’importe quel moment du jour ou de la nuit, surveillant chacune de mes paroles, de crainte de trahir ma folie ; je n'osais tourner mon regard dans une direction quelconque, de peur que l'on ne me supposât en train de regarder mes fantômes.
Je devins avide d'occupations, peureuse, de me trouver sans quelque ouvrage à faire ; car j'avais appris le cantique où l'on dit que Satan inspire sa méchanceté aux paresseux.
La Bible devint ma compagnie constante ; je la portais le jour dans ma poche, la nuit je la serrais contre mon cœur. Je m'imaginais ainsi être armée contre les pouvoirs du diable.
Combien de temps dura cet état de choses, je ne puis tout à fait m'en souvenir ; il me semble pourtant que je vieillis de plusieurs années dans les mois qui s'écoulèrent avant le nouveau retour de mon père à la maison.
Il fut légèrement troublé à la vue de mon visage pâli et de ma maigreur, et s'étonna de mes manières sauvages et nerveuses.
- « Elle grandit, fit maman, toutes les fillettes deviennent pâles et maigres lorsqu'elles grandissent aussi vite. »
- « Je préférerais qu'elle ne grandît pas et qu'elle parût moins pâle et moins délicate, dit mon père. Elle devrait beaucoup sortir au lieu de rester collée sur ses stupides livres et sur sa couture. Il faut voir si quelque changement d'air ne pourrait remettre un peu de couleur sur ces joues pâles. »
Après beaucoup de projets proposés, discutés et rejetés, il fut finalement décidé qu'à défaut de rien de meilleur, j'accompagnerais mon père dans une course en vaisseau sur la Méditerranée ; laquelle course devait durer deux ou trois mois.

CHAPITRE IV

DES  VACANCES DÉLICIEUSES ET UN VAISSEAU FANTÔME

Il y a un vaisseau fantôme, dit-elle.
Un bateau des morts qui parcourt tes mers.
Un vaisseau appelé le Carmilhan.
Un vaisseau spectral avec un équipage spectral,
Dans les tempêtes il apparaît.
Courant sous le vent ou contre le vent.
Il navigue sans un lambeau de voiles
Sans un timonier pour tenir le gouvernail.

LONGFELLOW

    Ces vacances furent, sans exception, le temps le plus heureux de ma vie. Pour moi tout était nouveau, frais, délicieux. Le grand vaisseau, lui-même, était une source d'intérêt inépuisable. L'amour de mon père pour les animaux, contrarié à la maison, pouvait ici se donner libre carrière. Des poulets, des oies, et un couple de chèvres occupaient leurs enceintes respectives. Les chèvres avaient été apportées dans le but de me fournir du lait que je détestais ; mais elles m'amusaient beaucoup, particulièrement au moment où l'on s'occupait de les traire, car elles semblaient trouver un grand plaisir à éviter les tentatives du garçon qui en remplissait la fonction. Les écoutilles du salon étaient remplies de plantes de choix, et au milieu de ces plantes étaient suspendues des cages pleines d'oiseaux chanteurs. Le membre le plus remarquable de la ménagerie était un singe noir, dont les tours malicieux faisaient à la fois le tourment et les délices de tous les habitants du vaisseau. Il adorait mon père, mais, pour une cause ou une autre, il ne fut jamais aimable avec moi. Père disait qu'il était jaloux. Peut-être était-ce le cas, car nous remarquâmes souvent que, lorsque mon père me caressait, le petit être retournait sur son coussin, dans le coin, et s'asseyait d'un air triste et mélancolique. Il ne quittait pas sa place tant que je restais auprès de mon père.
En dernier - mais non pas le dernier, - il y avait Jack, un immense terre-neuve, qui était une vieille connaissance à moi, et qui, depuis mon arrivée à bord du vaisseau, semblait s'être constitué mon inséparable compagnon et mon protecteur.
Je connus bientôt tout le monde à bord, les officiers comme les matelots ; et, avec tant de compagnons et de camarades de jeu, tant de nouveaux intérêts, de nouveaux amis, de nouvelles scènes à observer, avec le perpétuel changement de la mer et du ciel, ces gaies vacances devinrent pour moi - ainsi que je les appelai alors et depuis - tout simplement le Paradis.
L'un de mes amis particuliers à bord était le lieutenant N. Quoique lieutenant en premier, il était le plus jeune de tous. Il est vrai que, d'après mes idées enfantines par rapport à l'âge, vingt passés impliquaient quelqu'un de bien âgé. C'était le lieutenant qui surveillait mes leçons quotidiennes. Mon père, par déférence aux désirs de ma mère avait religieusement entrepris cette tâche sur laquelle il insistait beaucoup.
Mais le point faible de père était la clémence - selon moi sa plus grande vertu - et quelques cajoleries ou un baiser avaient bien vite raison d'une heure d'étude. À mesure que ma santé se fortifiait, je devenais une élève plus indisciplinée. Il était impossible de travailler quand le soleil brillait, quand les oiseaux gazouillaient et que l'on entendait le singe et le chien gambader au-dessus de nos têtes. Tandis que je fermais les livres, mon père hochait la tête et disait : « Eh bien ! Encore cette fois-ci ; mais ensuite plus jamais. » Le lieutenant N. entreprit alors mon éducation, et, entre mes deux maîtres je m'arrangeai à faire ce qui me plaisait. La seule connaissance, que je me rappelle avoir acquise était de malmener la boussole, ce que je faisais souvent au grand plaisir de mes nouveaux amis, qui admiraient mon habileté à affoler l'aiguille aimantée, en lui faisant parcourir, tout le cadran du nord au sud et du sud au nord.
    J’appris certainement bien des choses quant aux endroits que nous visitâmes. L'histoire des villes d'Italie ; les coutumes, les manières, les mœurs de son peuple ; les découvertes et les fouilles de Pompéi me furent racontées de telle sorte qu'elles s'imprimèrent dans mon esprit, bien mieux que nombre de lectures n'eussent pu le faire.
Bref c'était une éducation parfaitement amusante. Mes rêves et mes imaginations étranges m'abandonnèrent. Mes amis les fantômes furent oubliés. Le somnambulisme auquel j'étais sujette fut guéri, et j'étais comme les autres fillettes de mon âge, bien portante, heureuse, ne rêvant que plaisanteries folles et gamineries malicieuses , détestant être confinée en chambre, détestant la contrainte, et raffolant des petites aventures, spécialement lorsqu'elles avaient une pointe de danger. En tout cela, j'avais l'appui du Lieutenant N. qui constamment projetait de nouveaux divertissements pendant les traversées, ou organisait des excursions lorsque nous étions au port.
Mon père me permettait souvent de faire ce qui me plaisait, quoique, parfois, il prétendait hésiter devant mes propositions et se demander ce que maman dirait si elle le savait. Cependant il était ravi des progrès de ma santé, de mon entrain, et faisait fréquemment la remarque que personne ne me reconnaîtrait plus lorsque je reviendrais à la maison. Généralement il m'accompagnait dans mes courses de magasins et m'approvisionnait d'argent pour mes nombreuses emplettes. Aussi je me considérais comme une millionnaire, lorsqu'à la fin nous fûmes rappelés en Angleterre, et je surveillais le total des propriétés accumulées durant ces trois mois de voyage au milieu des villes charmantes de la côte italienne.
Mes possessions…, j'entendais par là des gants, des pantoufles, de l'eau de Cologne, du corail, des coquillages et des ornements en marbre, des pèse-lettres en mosaïque, des étuis à aiguilles et de petits flacons de parfum en lave. Je trouvais grand plaisir à réfléchir comment je disposerais de ces trésors en faveur de mes amies, et mes pensées s'y exercèrent plus d'un jour. Mais c'est alors qu'il m'arriva un incident des plus étranges et incompréhensibles, un incident qui jeta une ombre sur ces heureuses vacances, me rappelant au souvenir de ma vie journalière passée et des troubles que j'avais oubliés.
La journée avait été d'une chaleur intense, si intense que la brise causée par la marche rapide du steamer était extrêmement fraîche    . Le soleil se couchait dans un bain de flammes. Le ciel était merveilleux dans sa diversité de couleurs, cramoisi, doré, d'opale et jaune.  La mer était lisse et paisible : pas une ride ne s'y voyait, excepté, dans notre sillon où l'écume, blanche et frisée, reflétait la beauté des couleurs d'en haut, créant ainsi une des plus délicieuses scènes terrestres imaginables.
Le lieutenant N. était sur le pont. Suivant mon habitude, j'étais à côté, de lui, discutant avec vivacité les événements des derniers jours, les scènes que nous avions vues, les mérites ou les défauts des achats faits dans notre dernière excursion sur terre. Ma langue, ainsi qu'avait coutume de dire mon père, « marchait dix-neuf fois à la douzaine ». Nous avions, pendant notre conversation, remarqué plusieurs vaisseaux à distance, et le sujet des emplettes ayant été discuté et épuisé, je portai mon attention sur les vaisseaux, désireuse de montrer mon habileté à distinguer une sorte de vaisseau d'une autre, et à les classer à la manière des marins. Le lieutenant N. et moi n'étions pas d'accord quant à un vaisseau se profilant à la ligne de l'horizon. Etait-ce une goélette ou un brick ? Nous persistions chacun dans notre idée.
- « Prenez ma lorgnette, et vous verrez que j'ai raison, me dit-il, en me tendant sa lunette d'approche. »
J'échangeais ma lunette contre la sienne lorsque je fus soudain pétrifiée en voyant un grand vaisseau tout près de l'avant du nôtre. Pendant notre conversation nous avions observé l'arrière et, très occupés de notre discussion, nous n'avions pas remarqué ce qui se passait en avant.
- « Regardez, regardez ! » Criai-je effrayée.
- « Quoi donc ? » demanda mon compagnon.
- « Le vaisseau ! Pourquoi n'arrêtez- vous pas ? Nous allons nous rencontrer. Arrêtez, arrêtez ! Pourquoi n'arrêtez-vous pas ? » bégayai-je avec terreur, car le vaisseau était si près que l'on pouvait distinguer les hommes sur le pont, et nous nous rapprochions avec une rapidité effrayante.
- « Que vous arrive-t-il, mon enfant ? Quel vaisseau ? Que voulez-vous dire ? Pourquoi devrions-nous nous arrêter ? «
Je saisis son bras, l'obligeant à se retourner, car il me regardait, dans sa surprise, au lieu de fixer le vaisseau, duquel nous nous approchions rapidement.
    - « Maintenant, voyez-vous ? - balbutiai-je. Etes-vous –aveugle ? » Et dans ma terreur je le secouai en répétant : « Le vaisseau, le vaisseau ! Arrêtez ! Arrêtez ! »
Il ne fit point attention à mes paroles, mais se dégagea de mon étreinte frénétique et me fit asseoir sur un siège qui avait été placé pour moi dans un coin abrité. Cependant, ma seule idée était que nous marchions à notre perte et que je devais me trouver auprès de mon père, aussi m'échappai-je et me mis-je à courir sur le pont. Mais il me rattrapa, et m'arrêta, insistant pour que je redevinsse calme.
- « Comment puis-je être tranquille lorsque nous allons tous nous noyer ? Laissez-moi partir ! Papa, papa ! » Et je, gémissais, luttant de nouveau.
Puis, je me courbai, cachant mon visage contre son bras, car l'étrange vaisseau était maintenant tout contre notre avant ; ses blanches voiles semblaient, d'un rose rouge dans le soleil couchant. Un homme se tenait sur le pont, les bras croisés, appuyé à la lisse, et surveillant l'arrivée de notre vaisseau.
     Je vis cela dans un coup d'œil, avant de me cacher le visage. Tout me parut devenir noir, et mon cœur cessa de battre tandis que j'attendais l'inévitable choc. Oh ! L’agonie de ces moments ! Aucun espace de temps n'effacera, de ma mémoire, les pensées qui se pressaient dans mon cerveau, pendant que j'attendais la rencontre des deux bateaux. Il me sembla que cette seconde avait la durée de toute une vie.
- « Qu'y -a-t-il, voyons ? Pourquoi êtes-vous si effrayée ? » dit le lieutenant N., passant son autre bras autour de mes épaules. Mais je ne pouvais répondre ; je ne pouvais que gémir et trembler.
Le choc était long à venir. Je me hasardai à la fin à lever les yeux - Le vaisseau avait disparu. Le soulagement fut si grand qu'un sanglot me secoua, et que les larmes commencèrent à couler sur mes joues. « Où est-il ? Quel chemin a-t-il pris ? » bégayai-je, lorsque je pus enfin parler.
     - « Je ne sais pas ce que vous voulez dire répliqua le lieutenant. Il n'y avait pas de vaisseau près de nous. Croyez-vous que je ne l'eusse pas vu ? »
Je me dressai et jetai un regard inquiet autour de moi. Là, dans notre sillon, se trouvait le vaisseau avec ses voiles déployées. Je distinguai chaque cordage des agrès, et je remarquai que les voiles cette fois-ci, entre le soleil couchant et moi, n'étaient plus d'un rose rouge, comme quand les rayons du soleil les embrasaient, mais tout à fait grises. Je vis les hommes marcher sur le pont. Je vis le pavillon flottant à la tête du mât. Le vaisseau ne paraissait pas à cinquante pieds de nous, mais la distance augmentait rapidement. Il était clair pour moi que nous avions, en quelque manière, passé l'un à travers l'autre, et que maintenant nous reprenions nos différentes voies.
- « Ne pouvez-vous le voir maintenant ? » Demandai-je en lui montrant le bateau qui s'éloignait.
- « Je ne vois rien. » répondit-il brièvement.
La sécheresse de son ton et la réaction de l'émotion intense que j'avais éprouvée, tout cela fut de trop pour moi, et je fondis en larmes, sanglotant et refusant d'écouter les paroles apaisantes de mon ami. Je me sentais horriblement lasse et toute tremblante. Mes larmes coulaient, malgré mes efforts pour les retenir, et ne s'arrêtèrent que lorsque le lieutenant m'engagea à regagner ma cabine et à me reposer, ajoutant :
- « Mais ne réveillez pas votre père et ne lui dites pas ce qui vous a effrayée ou ce que vous avez vu. »
Je secouai la tête et je m'en allai lentement vers ma cabine. Je regrettais qu'il m'eut dit de ne pas réveiller papa et de ne rien lui raconter, car cela m'eût calmée et consolée.
Je fis une pause devant sa porte, espérant entendre quelque bruit me prouvant qu'il était réveillé ; mais, je n'entendis rien qu'une profonde respiration. Et je m'en allai dans ma petite cabine, et me jetai sur mon lit, pleurant, et ayant soif de sommeil.
Le matin suivant, à mon réveil, mes pensées se reportèrent sur le mystérieux vaisseau et sur l'étrange conduite du lieutenant N. Ma première impulsion fut de courir chez mon père et de tout lui raconter ; aussi je hâtai ma toilette afin de le rejoindre avant d'aller déjeuner. Tandis que je brossais mes cheveux, je pensais à la singulière recommandation du lieutenant N. Et soudain une idée me frappa : sans doute mon père le blâmerait, en quelque manière, de s'être tant rapproché du vaisseau. Bien qu'il n'en fût résulté aucun dommage, je savais que, lorsqu'un steamer venait à une telle proximité d'un bateau, à voiles, cela était une faute contre les règles du chemin.
J'avais entendu dire qu'un steamer doit toujours laisser passage à un bateau à voiles - en langage marin : lui donner le champ large en pleine mer ; et je savais qu'en permettant à son vaisseau de se rapprocher autant de l'autre, le lieutenant N. avait commis une faute contre la loi ; ce qui fâcherait beaucoup mon père.
Je me rappelai aussi que l'on m'avait avertie très souvent de ne pas bavarder avec l'officier de garde, tandis qu'il était occupé à diriger la marche du vaisseau - et je ne pouvais m'empêcher d'admettre avoir bavardé juste à ce moment. Voilà donc ce que mon père ne devait pas savoir. Je commençais à comprendre que quelque chose de sérieux et de désagréable pourrait arriver au lieutenant N., si mon père apprenait à quelle catastrophe nous avions échappé. Je résolus mentalement de ne pas causer ce trouble à mon ami. Avec, cette résolution, je conservais un poids pénible sur les épaules, mais j'étais heureuse de le porter pour le salut de mon ami. Pendant toute cette journée, en nous rencontrant, en marchant et en causant ensemble, la circonstance du soir précédent ne fut pas mentionnée.

Le jour suivant, à dîner, mon père me demanda pourquoi j'avais pleuré l'autre soir, m'étant imaginé de voir un bateau. Cette manière de dire me fit monter une rougeur d'indignation au visage et jusqu'à la pointe de mes doigts. Je ne savais que dire, lorsqu'un rire sonore du lieutenant N. et le sourire des autres convives m'apprirent que l'affaire n'était pas un secret. Ceci était de trop pour moi et pour ma résolution, aussi fis-je rapidement tout mon récit. Je parlais vite et passionnément, toute ma terreur passée me revenant à l'esprit.
- « Recommence avec plus de calme, » dit mon père, lorsque je m'arrêtai avec un sanglot.
Je répétai l'histoire.
- « Pourquoi ne me l'as-tu pas dit lorsque tu es descendue ? »
- « Le lieutenant N. m'a dit de ne pas vous réveiller. Je voulais vous le dire hier et j'allais le faire, mais j'ai pensé que vous seriez fâché contre lui parce qu'il était allé si près du bateau ; et je pensais que ceci fût la raison pour laquelle il désirait ne pas vous le dire. C'est pourquoi je ne l'ai pas fait ; et je regrette de vous l'avoir dit maintenant, car il se moque de moi, » concluais-je d'un air de ressentiment.
Après dîner, mon père se leva et s'en alla, causant avec les officiers sur le pont. Je n'entendis plus parler de la chose que tard dans la journée. Mon père vint à moi et me dit d'un ton vexé qu'il ne me permettait plus de faire de pareilles sorties et de redire de nouveau ces choses. Il avait fait, ajouta-t-il, une enquête très soigneuse auprès des hommes de garde à bord, quant au vaisseau que j'avais déclaré voir ; tous avaient maintenu que nous n'avions croisé aucun bateau depuis notre partance du port, et ils n'avaient rien remarqué, sinon que je pleurais amèrement. Ainsi toute l'affaire était environnée de mystère, et je vis pleinement qu'il ne fallait point m'attendre à être crue sur parole, en face de tant d'évidences contraires.
Le vieux poids d'anxiété et de terreur qui avait quitté mon cœur pendant ces longues vacances semblait retomber sur moi.
Je philosophai sur la possibilité qu'il y eût des vaisseaux-fantômes comme il y avait du monde-fantôme. Bref, les troubles anciens revinrent et me firent le cœur lourd et désolé, bien que les petits incidents variés de la vie à bord m'empêchassent de prendre le mal aussi sérieusement qu'auparavant.
Néanmoins mes vacances furent gâtées. Quelque chose s'était élevé entre mon père et moi un nuage léger il est vrai, mais qui cependant formait une barrière insurmontable dans notre charmante intimité. Il me pensait coupable de fausseté, et j'étais malheureuse et indignée tout à la fois de ce soupçon.
Je ne pouvais non plus me débarrasser l'esprit de l'idée que le lieutenant N. désirait mettre à l'abri son erreur, quant au vaisseau, en persistant à déclarer qu'il n'en avait point vu. J’étais    indignée également, qu'il eût mentionné l'histoire lui-même, après m’avoir défendu de le faire. Longtemps après, je lui demandai pourquoi il m'avait recommandé de n'en rien dire à papa, et il me répondit : « Parce que vous étiez dans un tel état d'émotion et d'agitation. Je pensai que ce ne serait pas bon pour vous si, après cela, votre père vous grondait d'avoir eu de si stupides imaginations. Voilà tout. »
Cependant mes vacances étaient gâchées, et je commençais à souhaiter la fin de notre voyage.

CHAPITRE V

LA MYSTÉRIEUSE TENTATIVE

A cette même heure-là, des
doigts d'une main d'homme sortirent,
qui écrivaient devant le chandelier,
sur l'enduit de la muraille du Palais royal ;
et le roi voyait cette partie de main qui écrivait.

DANIEL, chap. V, v. 5.

    Pendant une année ou deux que je passai à l'école, je fus, dans une grande mesure, délivrée de mes rêves et de mes fantômes. Mon éducation avait été grandement négligée ; et, pour rattraper le temps perdu, j'étais obligée de travailler dur. J'avais été placée dans une classe d'élèves beaucoup plus jeunes que moi, et, même là, je me trouvai plus ignorante des éléments premiers de l'éducation que mes camarades de classe ; mais, en moins d'une année, j'avais tant travaillé qu'il me fut permis de lire quantité de sujets avec les élèves des classes supérieures.
Ma santé était bonne ; mon travail était un plaisir, et je le poursuivais ardemment. Amusante et espiègle entre toutes les fillettes de mon âge, aucun jeu, bientôt, ne fut complet sans moi.
Cet esprit de malice a certains désavantages, car, au bout de quelque temps, je passai pour être la promotrice de toutes les sottises que l'on découvrait ; mais, malgré ceci, je jouissais de mes études et j'aimais mes professeurs.
Mon dernier terme d'étude se trouvait être en même temps celui de plusieurs anciennes élèves. A la fin de ce terme, un examen d'une importance réelle devait avoir lieu, et maîtres et élèves semblaient désireux de se faire honneur.
    Pendant les quelques semaines qui précédèrent la fin de juin, nos amusements furent laissés de côté, et notre salon bruyant se transforma en tranquille salle d'étude. Lorsque le travail du jour avait pris fin, nous nous tenions là, occupées à préparer certains devoirs destinés à produire un grand effet sur le demi-public de ces examens.
Mon travail était terminé en grande partie, à l'exception d'une composition que je devais écrire. Mes essais dans cette voie avaient été d'ignominieux échecs ; jusqu'à présent les compositions signées de ma main étaient dues à l'une de mes camarades de classe plutôt qu'à mes malheureux efforts. C'était un secret bien connu que les traductions de Lydia Olive, et mes compositions eussent dû, en réalité, changer de place respective. Cette fois-ci il nous avait été déclaré, sur un ton sévère, que les compositions devaient être absolument et entièrement originales, et qu'aucune d'entre nous n'avait la permission d'offrir son secours ou d'en accepter de personne, en accomplissant ce travail.
Si je me le rappelle bien, le sujet choisi, pour moi était la Nature ou « Qu'est-ce que la Nature ? » D'une semaine à l'autre, je me rapprochais du terme prescrit, et j'étais de plus eu plus désespérée de mon impuissance à écrire douze ligues sur ce sujet. Plusieurs fois je commençai ainsi : « La Nature est notre mère à tous » ou « La Nature comprend tout ce qui est l'Univers », mais, arrivée à ce point, je m'arrêtais, ne pouvant trouver une autre phrase qui ne me semblât imparfaite, boiteuse ou même absurde. Je détruisais mon papier feuille après feuille ; je n'élaborais un commencement de composition que pour le voir finir de la même manière. Chaque soir, en mettant de côté mes matériaux d'écriture, je me demandais ce qui m'arriverait, si le jour suivant n'amenait pas de meilleurs résultats. Chaque soir je me couchais avec la décision de ne pas dormir, mais de réfléchir et de noter sur papier le résultat de mes réflexions dès les premières heures du matin ; mais hélas ! Après avoir posé ma tête sur l'oreiller mes résolutions ne servaient plus à rien ; et je n'étais pas proche d'avoir accompli ma tâche.
Les jours semblaient voler. Les écolières étaient occupées à recopier soigneusement leurs notes au crayon. Je considérais avec envie les progrès de leurs compositions calligraphiées, les fioritures de leurs parafes et le sourire satisfait avec, lequel elles contemplaient leur œuvre. Mais tout cela était inutile ; plus je me donnais de peine et plus je devenais stupide. Je ne pouvais que pleurer en secret sur mes angoisses.
Bien souvent je m'enfermais dans ma chambre et je priais à genoux pour que les idées me fussent données ; mais la prière semblait être sans résultats, et ma tête était plus vide que jamais.
« La Nature est notre mère à tous... » Ces mots commençaient à résonner à mes oreilles et à danser devant mes yeux. Ils semblaient se pourchasser les uns les autres dans ma tête vide, jouant à colin-maillard, gambadant ou se réunissant jusqu'à ce que je me misse à rire tout haut de mes pensées.
Il n'y avait plus que trois ou quatre journées avant le grand moment. Tous nos dessins, nos papiers, nos travaux d'aiguilles avaient été rassemblés, et les compositions avaient été données. Lorsqu'on me demanda la mienne, je répondis avec hésitation qu'elle n'était pas encore prête. On me dit qu'il me restait très peu de temps et que je devais la préparer sans délai.
Ce soir-là, je m'approvisionnai d'une bougie, de papier et de crayons ; et après que nous nous fûmes retirées, je m'assis sur mon lit, décidée à faire quelque chose. Mais j'avais à peine, écrit de nouveau ces terribles mots que les voix plaintives de mes compagnes de chambre m'enjoignirent d'éteindre la lumière, en me menaçant de le faire elles-mêmes si je n'y consentais pas. Il n'y avait qu'à obéir. Je tournai mon visage contre le mur et je pleurai jusqu'à en tomber de sommeil, résolue cependant à me réveiller, dès l'aube, pour me mettre à écrire n'importe quoi.
Mais, le matin suivant, je ne fus réveillée que par une éponge mouillée, lancée sur moi par une de mes camarades ; et j'eus tristement conscience alors de mon inaptitude à accomplir mes résolutions.
Mon premier coup d'œil fut pour les feuilles de papier et les crayons que j'avais posés sur la table près de mon lit : ils étaient parsemés, çà et là, en désordre ; quelques-uns même sur le plancher. En me baissant, la tête et le cœur lourds, pour ramasser le tout, je vis que plusieurs d'entre les feuilles étaient couvertes d'écriture. Ma première pensée, naturellement, fut que je m'étais trompée la veille au soir, en apportant, dans ma chambre des brouillons au lieu de papier neuf. Mais au second regard me fit reconnaître mon écriture. Perplexe et stupéfaite, à la fois, je m'assis en chemise de nuit sur le bord de mon lit, insensible aux railleries de mes compagnes qui s'habillaient en se moquant de ma paresse, ou de mes manières studieuses, comme elles disaient tour à tour. Mais j'étais absorbée par l'écriture et je ne prêtais aucune attention à leurs paroles. Surprise et ravie, je lisais ardemment une page après l'autre.
Je ne savais pas comment cette écriture avait pu venir là ; et d'abord je n'y pensai même pas, toute à la joie de lire ces belles pensées, exprimées par des phrases simples et poétiques. « Venez ici, mes amies, dis-je, écoutez cela. » Et je me mis à lire à haute voix « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, et la terre produisit l'herbe, et les plantes produisirent des semences de leur espèce, et les arbres portèrent des fruits, dont la semence était de leur espèce, et Dieu vit que cela était bon. »
« Taisez-vous ! Taisez-vous ! » Criaient-elles ; mais je poursuivais ma lecture à travers ces pages, où se développait, comme en un tableau, la vision du nouveau monde déployant sa première et glorieuse beauté, sous les rayons du soleil, de la lune et des étoiles. Chaque développement nouveau était plus riche en beauté, plus merveilleux que le précédent, depuis les étoiles poursuivant leur course circulaire jusqu'au petit brin d'herbe tirant sa belle couleur des rayons du soleil.
Je lisais avec tant d'ardeur que je ne remarquai pas l'attitude de mes auditrices. Elles semblaient loin de ressentir le même ravissement que moi ; ce fut à la fin seulement que je fus consciente des remarques faites en ricanant, et des opinions émises sur ma prétendue inaptitude à écrire des compositions.
C'est sous l'empire d'étranges sentiments que j'entrai ce matin-là dans la salle d'école. Je remarquai à peine la froideur et la mauvaise humeur de mes compagnes de classe, tant j'avais la tête pleine des tableaux évoqués par cette mystérieuse écriture. Je me sentis agitée, excitée et impatientée, jusqu'à ce que la demi-heure de récréation me donnât occasion  de relire ces pages. C'est alors que l'étrangeté du fait me frappa.
Comment cela était-il arrivé ?... Qui avait écrit cela ? Quand l'avait-on écrit ?
La pensée que quelqu'un voulait me jouer un tour me vint à l'idée et me fit peur ; mais non,... c'était ma propre écriture ; point d'erreur à ce sujet personne ne pouvait le discuter. J'avais donc écrit cela... mais quand ?... dans mon sommeil ?... J'avais entendu parler de choses semblables ; mais cela n'était pas mon cas. J'avais le sentiment hélas ! D’être entièrement incapable d'aligner une demi-douzaine de phrases à la suite l'une de l'autre... Et alors, d'où provenaient ces belles périodes sonores, si poétiques et cependant si fortes, qu'en les lisant on se sentait entraîné, par les ailes de l'imagination, jusque sur les scènes où la Nature avait pris naissance.
Tout le jour je fus tourmentée par mes propres arguments, pour ou contre, quant au propriétaire de l'écriture, et blessée aussi par la façon d'agir de mes compagnes. Elles prétendaient que mon inaptitude à écrire ma composition n'était qu'un prétexte ou une ruse pour les laisser terminer leur travail, et puis venir, tout à la fin, apporter le mien avec l'intention de les éclipser complètement.
Plus, d'une fois je me résolus à n'en point faire usage... mais la tentation était forte...
La chose finit par arriver aux oreilles de notre maîtresse, et on m'ordonna d'apporter tours les papiers dans sa chambre, ce que je fis, tremblante de crainte. En m'engageant m’asseoir, elle prit les feuilles et jeta un rapide coup d'œil sur la première page - puis, me regardant d'un air sévère – l’air avec lequel elle regardait généralement les coupables :
- « Où avez-vous trouvé cela ? Ne l'avez-vous pas copié dans un livre ? »
- « Non, Madame. »
- « Expliquez-vous, alors, » fit-elle.
Je lui racontai timidement tous mes échecs dans les nombreux essais de composition faits d'après le sujet choisi ; je lui dis combien je m'en désespérais. Je lui expliquai comment, tous les soirs, j'emportais dans ma chambre du papier et des crayons pour noter les idées qui me viendraient dans la nuit, car il me semblait qu'au lit, on pouvait si bien penser. J'ajoutai que je m'endormais régulièrement sans avoir pensé à rien, et par conséquent sans me rien rappeler le matin suivant.
Je lui racontai aussi combien j'avais prié la nuit précédente pour demander de l'inspiration après avoir vainement essayé d'écrire dans mon lit, par la faute de mes compagnes qui m'obligèrent à éteindre la lumière et à me coucher. J'avouai avoir pleuré jusqu'au moment où le sommeil m'avait vaincue, et c'est alors que, le lendemain matin, en me réveillant, j'avais trouvé les papiers couverts d'écriture.
- « Supposez-vous que, l'une de vos compagnes ait écrit celle composition ? » Me demanda Madame.
Je répondis que je ne pouvais supposer personne d'autre que moi de l'avoir écrite, car je reconnaissais mon écriture ; de plus les deux crayons étaient usés jusqu'au bois, prouvant ainsi avoir été employés dans la nuit.
- « Mais vous n'avez point souvenir d'avoir écrit cela ? »
- « Non. »
- « Et vous trouvez honnête de vouloir faire passer ce travail comme étant vôtre ? »
Hélas !... voici la question qui me troublait.
Je dis en tremblant : « Je ne sais que faire ; je voudrais que quelqu'un me conseillât. Cela me rend si malheureuse d'être indécise. »
Et les larmes, qui n'étaient pas loin, commencèrent à rouler sur mes joues. Je pense que ma visible angoisse avait adouci ma maîtresse ; car elle me répondit presque avec bonté : « Je lirai votre composition et j'y penserai ; puis je vous dirai quel est votre devoir. » Je quittai la chambre le cœur allégé, heureuse de m'être déchargée de ma responsabilité sur les épaules d'une personne plus compétente que moi.
Une heure après, je fus rappelée dans la chambre, où, à ma consternation, je vis le recteur en conversation avec Madame. À mon idée l'affaire avait donc pris une terrible importance, et je m'en sentais tout à fait nerveuse.
- « Le recteur désire être au courant de tout ce qui a rapport à cette écriture. Recommencez depuis le commencement, » dit Madame.
Je répétai l'histoire, après laquelle je fus soumise à une série de nouvelles interrogations. Quels livres avais-je lus à ce sujet ?
Je ne me rappelais pas avoir lu autre chose que ma Bible et les livres de l'école.
- « Aviez-vous écrit des compositions de ce genre avant de venir à l'école ? »
- « Non, j'en suis sûre. »
- « Pourquoi supposez-vous être l'auteur de la composition ? »
- « Parce qu'elle est de ma propre écriture et qu'elle est tracée sur le papier que j'avais emporté dans mon lit. »
- « Avez-vous jamais fait, pendant le sommeil, quelque chose que vous n'ayez pu vous rappeler en vous réveillant ? »
Je répondis en hésitant : « Oui. » Je savais être allée plusieurs fois dans la chambre de mon frère, mais je ne l'avais cru que lorsqu'il m'avait, une nuit, réveillée lui-même. Une fois je me coupai à la main et je fus bandée par une domestique, mais je n'en sus rien non plus jusqu'au lendemain matin. On m'avait dit également que j'avais l'habitude de me promener en dormant, quand j'étais plus jeune, mais je pensais que cette habitude avait disparu.
- « Mais vous n'avez jamais fait aucun de vos devoirs en dormant ? »
- « Non. »
- « Pourquoi pensez-vous l'avoir fait en cette occasion ? »
- « Je n'en sais rien. J'ai seulement prié Dieu de m'aider à trouver des idées, et j'ai tant prié que je pense avoir été, exaucée dans mon sommeil. Je ne sais par quelle autre cause ce travail aurait été accompli. »
Il s'ensuivit alors, entre le recteur et Madame, une conversation au cours de laquelle j'entendis faire des allusions à une circonstance semblable ayant en lieu dans un pays étranger. Un étudiant surmené par ses études, avait écrit un traité très savant sur un sujet scientifique, et ce traité, après coup, avait été jugé de la plus grande valeur.
Enfin les papiers me furent rendus avec l'ordre de copier soigneusement la composition et de la mettre avec le reste de mon travail.

- « C'est une circonstance très rare, me dit le recteur, mais, comme il n'est point douteux que c'est votre propre écriture, et que Mme Whittingham me dit n'avoir jamais eu l'occasion de douter de votre parfaite sincérité et de votre honnêteté nous n'avons pas le droit de rejeter ce travail, tout étrange qu'il soit. Nous avons entendu parler de semblables choses, mais bien qu'on eût émis différentes théories pour les expliquer, je suis plutôt enclin à accepter la vôtre quand vous parlez de l'aide de Dieu exauçant votre prière. »
Jamais cœur ne battit plus joyeusement que le mien, lorsque, serrant le précieux manuscrit contre ma poitrine, je courais à l'étude dans le but de recopier ma composition. Il me semblait avoir gagné une bataille. On m'avait reconnue sincère et honnête. La voix du recteur avait été très douce en me parlant, et Madame et lui, tous deux, m'avaient regardée avec bonté quand je les avais remerciés, les yeux pleins de larmes de bonheur.
Au jour de l'examen le programme habituel fut rempli ; les auditions de chant, les solis de piano, les exhibitions de dessins eurent lieu comme toutes les années. Puis vint la lecture des compositions. Chacune d'entre elles eut sa petite louange, car toutes se trouvaient plus ou moins bonnes.
Le recteur expliqua ensuite qu'il considérait ma composition, devant être lue en dernier, comme la réponse directe à une prière. Il ne l'avait point classée avec les pièces concurrentes car cela n'eût pas été juste vis-à-vis des autres élèves, mais il la considérait néanmoins comme une très belle œuvre, et c'est pourquoi il allait prendre la liberté de la lire à haute voix.
Ainsi fut fait. Mais je ne pense pas que cette lecture excita beaucoup de commentaires, excepté sur l'estrade. Toutes les élèves étaient lasses du travail de cette matinée et de la salle d'étude chaude et renfermée.
    Je reçus de la part du recteur et des professeurs beaucoup d'aimables paroles et une écritoire bien fournie comme     récompense spéciale. Je ne savais pas trop pourquoi, par exemple ! Car oui m'avait dit qu'en raison des circonstances présentes, ma composition ne pouvait faire partie du concours.
Cela, du reste, ne m'avait nullement affectée. J'étais parfaitement heureuse et satisfaite de la louange qui m'avait été accordée.

CHAPITRE VI

LA DISEUSE DE BONNE AVENTURE

Mortel trop curieux, pourquoi cherches-tu à savoir blessures ?
Les événements, bons ou mauvais, qui, connus d'avance, sont des
Même les joies prévues ne donnent point de place à l'espérance,
Et les chagrins prédits sont éprouvés avant d'être là,
Et l'on souffre des chagrins prédits avant qu'ils soient arrivés.

DRYDEN.

    Pendant la dernière partie de mon temps de pensionnaire, il m'arriva un incident qui, bien que n'appartenant pas exactement à la catégorie des expériences à raconter, me semble avoir quelque ressemblances ou quelque parenté avec elles.
Je passais quelques jours de vacances avec une camarade d'école, une jeune fille d'un an seulement plus âgée que moi, mais considérablement plus vieille en expérience du monde. Elle avait été en visite chez des cousins et avait appris par eux qu'il se trouvait, dans le voisinage de Blomsbury, je crois, une dame mystérieuse ayant la puissance de voir et de prédire l'avenir.
- « Non pas une véritable diseuse de bonne aventure, me dit Alice, mais bien plus forte, et tout à fait une dame. Elle vit dans une belle maison ; elle a des domestiques et tout le reste. Mes cousins racontent qu'elle leur a dit les choses les plus étonnantes. »
- « Je pensais que les bohémiennes seules pouvaient dire la bonne aventure, » dis-je, profondément intéressée par son récit.
- « Oh ! Ceci est tout à fait différent. Mes cousins m'ont dit que des personnes parfaitement distinguées vont la consulter au sujet de leurs affaires et de leurs chagrins. J'ai son adresse ; aimerais-tu y aller ? »
Quelle pensionnaire aurait pu résister à une pareille tentation ? Pas moi, certainement. Avant de dormir cette nuit-là, nous discutâmes les chemins et les moyens pour y aller ; nous nous enquîmes de l'état respectif de nos finances, et nous fîmes nos plans pour rendre visite à la dame mystérieuse. Alice ne savait pas ce que pourrait coûter, à nos bourses, de soulever ainsi le voile de l'avenir, et nous  nous demandions, avec doute, si nos ressources réunies y pourraient suffire.
Mais nous nous décidâmes à en faire l'essai. Et le jour suivant nous vit en route pour le quartier de Londres où la dame demeurait.
À cause de l'éloignement de ce temps, je ne puis me rappeler ni son nom ni son adresse. Je ne sais même pas, dans le fait, si je les ai jamais connus. C'est Alice qui agissait en guide et en cicerone, en vertu de sa connaissance de la métropole, et de la supériorité de ses dix-sept ans sur ma seizième année.
Arrivées auprès de la maison, nous y fûmes introduites par un garçon, portant la jaquette d'Eton, et nous entrâmes dans une chambre qui nous sembla noire comme un tombeau après le brillant soleil du dehors. Je ressentis un petit frisson glacé, et une impression d'angoisse me parcourut, tandis que je regardais autour de moi.
C'était une chambre octogone, garnie de rideaux sombres qui tamisaient la clarté des fenêtres. Dans ses nombreux angles et entre les rideaux étaient posées de longues glaces étroites, allant du parquet jusqu'au plafond. Lorsque nous entrâmes, la chambre nous sembla pleine de monde, et ce ne fut que lorsque nos yeux furent habitués à cette demi-obscurité que nous découvrîmes nos propres images dans ces miroirs. Il y avait quelque chose d'étrange dans l'aspect de cette chambre, et je commençais à regretter d'y être venue, tout en gardant pour moi cette réflexion, lorsque le garçon revint en disant que la dame voulait bien recevoir l'une de nous.
- « Vas-y, Alice, » dis-je. Et je restai seule dans ce triste appartement, pour un temps qui me parut éternel.
Lorsqu'elle revint enfin, je m'étais habituée à ce demi-jour, et je pus remarquer combien elle était pâle et troublée. Je me sentis plus nerveuse et plus effrayée que jamais.
- « Qu'y a-t-il ? Oh ! Alice comment est-elle ? Que t'a-t-elle dit ? »
- « Pas grand'chose, je crois que ce ne sont que des redites ; mais c'est à ton tour. Le garçon t'attend, je te parlerai ensuite. »
Ce fut avec, un curieux mélange de crainte et d'envie de rire que je suivis le groom, dans les escaliers, jusqu'à la chambre où j'étais attendue. Autant que je pus m'en apercevoir, dans la demi-obscurité, cette chambre était semblable de forme, à l'autre et avait les mêmes draperies ; mais je n'en pourrais rien décrire, sauf la femme aux longs cheveux, pâles ou blanchis, pendant sur ses épaules, en masses neigeuses.
Elle était habillée de noir ; son visage était pâle et fatigué ; mais je ne pourrais dire - ma vie en dépendrait-elle - si elle était jeune ou vieille. J'avais l'impression de quelque chose de blanc, de noir, de tout à fait mystérieux, et je ressentais un désir presque irrésistible de me précipiter dehors, vers le grand soleil. Que ce fut le fait de mon imagination surexcitée, où autre chose, mais j'éprouvais une sensation étrange et pénible à la vue de cette femme en noir, aux cheveux blancs.
Mon pouls battait à grands coups, et je ne savais au juste si j'avais envie de rire ou de pleurer.
Elle me regarda un moment, puis elle me pria de m'asseoir. Je m'assis sur le bord de la chaise la plus rapprochée.
- « Quelle est cette marque sur votre bras ? » Me demanda-t-elle brusquement. Je regardai vite les manches de ma jaquette, mais, ne voyant rien, je bégayai une réponse quelconque. Elle n'y prêta pas attention, mais continua à parler rapidement. Je ne pouvais saisir un mot que de temps à autre, et je me demandais ce qu'elle racontait. Après quelques minutes seulement, je m'aperçus qu'elle disait mon avenir. Vainement j'essayai de la suivre et de comprendre le sens de ses paroles ; plus j'essayais, plus je me sentais les idées confuses. Elle parlait très vite, d'une voix blanche et monotone, comme une personne qui lirait à haute voix. J'entendis une phrase ou deux ayant rapport à cette marque sur mon bras et à sa signification, puis elle s'arrêta, et me regardant fixement pendant une ou deux minutes, elle me dit avec brusquerie : « Vos yeux voient des choses pour lesquelles les autres sont aveugles. Que Dieu vous aide ! Votre vie ne sera pas facile. »
Puis elle reprit son ton monotone ; mais je ne pouvais la suivre, sa remarque quant à mes yeux faisait vagabonder ma pensée. Lorsqu'elle s'arrêta de parler, je compris seulement alors que mon avenir était prédit.
Après une pause, elle s'enquit des questions que je pouvais avoir à faire.
Certes ! Des centaines de questions ; mais je n'en pouvais trouver une seule en ce moment.
- « Je désire savoir..., » dis-je en hésitant, me demandant ce que je voulais savoir en premier.
- « Si vous vous marierez, peut-être, » suggéra-t-elle.
- « Oui.
- « Vous vous marierez dans deux ans au plus tard. »
De nouveau, je bégayai une question.
- « Vous n'avez pas encore vu l'homme que vous épouserez. »
Une pause s'ensuivit, durant laquelle j'essayai de reprendre mes esprits, car les précieuses minutes s'envolaient, et il y avait tant de choses que je désirais savoir. Mais, avant que je passe parler, elle continua :
- « Votre vie sera étrange et pleine d'événements, bien différente d'une vie ordinaire. Il vous arrivera beaucoup de choses, beaucoup de misères, beaucoup de souffrances ; des chagrins tels que peu de mortels les connaissent. Mais vous aurez par contre plus de bonheur que les femmes n'en ont habituellement. Votre sentier est unique entre mille ; et cependant, bien qu'assiégée par les dangers et manquant d'expérience, vous aurez le pouvoir de guider les autres et de les conduire vers le bonheur. »
     Elle dit bien des choses encore ; elle me donna des conseils et des avertissements avec un ton sérieux et amical ; je me sentais les larmes aux yeux et un étranglement à la gorge.
Puis elle s'arrêta et me dit brièvement que je pouvais partir.
Je me levai, me demandant avec gêne si je devais lui serrer la  main avant de quitter la chambre ; mais elle se passa les mains sur les yeux comme si elle était fatiguée et agita une sonnette. Le groom entra, laissant la porte ouverte pour moi ; et aussitôt, faisant une révérence de pensionnaire, je descendis rejoindre Alice qui me salua par ces mots : « Comme tu as été longue à venir ! Il faut nous hâter de rentrer. »
Alice fut singulièrement mélancolique et silencieuse pendant le voyage du retour ; mais à la fin elle parla avec effort et avec le plus grand, mépris des diseurs de bonne aventure et déclara ne pas en croire un mot.
- « Que t'a-t-elle dit ? » demandai-je.
- « Rien qu'un tas de vieilles histoires ; je ne puis me rappeler la moitié. »
- « Ni moi non plus ; je ne savais pas, d'abord, qu'elle prédisait mon avenir ; et, quand je l'ai compris, j'avais perdu toute la première partie de son discours, et je ne pouvais comprendre le reste. Mais elle m'a dit, après coup, que je me marierai dans deux ans avec quelqu'un que je n'ai pas encore vu. T'a-t-elle dit quelque chose de semblable ? »
- « Non, elle a dit que je ne devais pas désirer me marier. »
- « Grand Dieu ! Est-ce vrai ? Ne désires-tu pas te marier ? »
- « Naturellement, folle ! Je me marierai, puisque je suis fiancée dès maintenant. »
Cette étonnante affirmation changea le courant de la conversation, et ce n'est qu'en arrivant à la maison que je me rappelai soudain la remarque de la femme au sujet d'une marque sur mon bras, et je demandai à Alice si elle lui avait parlé de ceci.
- « Non, je n'en savais rien moi-même. Qu'est-ce ? »
Ceci est un fait curieux ; sur mon bras gauche, au dessous de l'épaule, il y a une petite marque en forme de croix, laquelle, généralement invisible, est par moments d'un rouge vif, et parfaitement distincte à la vue et au toucher. Elle était alors très apparente ; mais comment pouvait-elle être discernée à travers les manches de ma robe et de ma jaquette ? Ceci était une question insoluble.
Quelque temps après, Alice me fit ses confidences. La diseuse de bonne aventure lui avait prédit un accident grave qui la ferait souffrir énormément, « ou mourir, à son idée, je suppose, » ajouta Alice. Et je me rappelai alors sa pâleur lorsqu'elle revint de son interview avec la dame aux cheveux blancs, et la méfiance qu'elle avait exprimée quant à sa lucidité en lui prédisant l'avenir.
Autant que je me le rappelle, les paroles de cette femme firent une profonde impression sur moi, et encore longtemps après, la remarque qu'elle fît à propos de mes yeux, voyant ce que d'autres ne voyaient pas, me donna de grandes consolations, en se présentant sans cesse à mon esprit. Elle semblait vouloir dire que cette faculté n'était pas tout à fait inconnue, et me laissait l'espoir qu'après tout, ce ne fût point le symptôme d'un dérangement mental.
Alice et moi nous quittâmes l'école en même temps et nous ne nous revîmes jamais, car, peu après, elle rencontra une mort terrible.
Elle était à Brighton pendant la saison, lorsqu'une nuit un incendie éclata. L'hôtel dans lequel elle demeurait fut brûlé jusque dans les fondements. La pauvre Alice mourut, brûlée vive, avec une des servantes qu'elle avait essayé de secourir. La prophétie de la diseuse de bonne aventure s'était donc accomplie d'une manière affreuse.
La prédiction qu'elle me fit au sujet de mon mariage se réalisa de même, car deux ans après notre visite, j'étais mariée. Quant au reste de la prophétie regardant mon avenir, mes lecteurs jugeront par eux-mêmes dans quelle mesure elle s'est accomplie.

CHAPITRE VII

DE NOUVEAU MES FANTOMES, ET DES COUPS DANS LA TABLE

Des ombres cette nuit,
ont jeté plus de terreur dans l'âme de Richard
Que ne l'auraient pu faire dix mille soldats,
Les armes à la main.

SHAKESPEARE.

Dans les premiers jours de ma vie de jeune femme, mes fantômes recommencèrent à me hanter. Transplantée du milieu bruyant de quatre petits frères et sœurs dans la solitude de ma nouvelle maison, quittant la vie active de sœur ainée, de bonne et de gouvernante de quatre petits êtres malicieux et encombrants pour me trouver seule la plus grande partie du jour, avec très peu de chose pour occuper mon temps, je fus horrifiée en découvrant que mes anciennes visions de fantômes me revenaient dans toute leur force.
En vain je cherchai à me distraire en cotisant, en écrivant et en lisant. Bien des fois, au milieu de ma lecture ou de ma couture, j'avais l'impression très nette que quelqu'un regardait par-dessus mon épaule ou me surveillait du côté opposé de la chambre, ou encore s'asseyait près de moi, me traversant du regard de part en part. En vain je me répétais que c’était une  faiblesse d'encourager de telles imaginations : elles ne me quittaient pas, si bien que, par moments, en désespoir de cause, je fuyais mon ouvrage et j'allais me jeter sur le sofa, me couvrant les yeux d'un petit tapis, pour éviter de voir les formes des fantômes.
    Quelquefois je me raisonnais, je riais de moi-même ; et je m'en allais fièrement de chambre en chambre cherchant des yeux chaque petit coin, chaque enfoncement, toute chose qui pût donner prise à ces vagues terreurs, me disant à moi-même : « Maintenant tu vois bien qu'il n'y a pas de quoi t'effrayer : rien qui ressemble à une créature humaine, soit réelle, soit imaginaire. Ainsi ne sois plus si stupide et si ridicule. » Mais, en dépit de mes raisonnements, le monde fantôme s'imposait à moi, et  la pensée d'avoir à passer de longs jours dans la solitude me terrifiait véritablement.
Je n'avais pas d'amis, j'avais peu de connaissances dans cet endroit ; beaucoup de mes amis se trouvant dans le sud de l'Angleterre ; je possédais, par là, bien peu de distractions et de société.
La répétition constante de ces visions m'alarmait énormément. Un jour, à l'occasion, je mentionnai quelque chose de ma crainte de rester seule, et de la curieuse sensation que j'éprouvais en me sentant surveillée par des êtres intangibles. Mais la consolation que je reçus me rappela fortement la remarque du docteur, pendant mon enfance, et les anciennes craintes, les anciennes angoisses m'assaillirent de nouveau. Je surveillais sans cesse mes sensations, comparant mes expériences d'un jour à l'autre, d'une semaine, d'un mois à l'autre, dans le but de me rendre compte si la maladie mentale dont je me croyais secrètement affligée allait en empirant, et si cette faiblesse grandissait ; et je me demandais, en même temps, si je pourrais longtemps réussir à cacher aux autres mon état d'esprit.
Quelquefois, pendant plusieurs jours, je n'avais aucun retour de ces visions ; je me sentais alors toute remontée ; j'aurais voulu chanter et danser tant j'avais le cœur léger en songeant que le nuage noir avait disparu. Mais, au plus fort de mon espérance, je tressaillais soudain, défaillant à demi, à la vue d'un visage me regardant de derrière un rideau, ou d'une forme qui disparaissait par une porte, alors que je passais d'une chambre à l'autre.
C'est dans ce temps-là que j'entendis, pour la première fois, mentionner le spiritualisme. Cela arriva ainsi : je rendais visite à une amie, demeurant à une petite distance de chez moi, lorsqu'au cours de la conversation elle me confia ses inquiétudes au sujet de l'intérêt croissant de son mari pour le spiritualisme, et de ses visites à un cercle de spiritualistes et de médiums. En écoutant les descriptions qu'elle me fit de ces réunions des chambres obscures, des tables tournantes des boîtes à musique voltigeant dans l'air, des médiums parlant en état de transe, je pensai, certes, qu'elle avait le droit de se plaindre, et je m'étonnai beaucoup qu'un homme de bon sens pût momentanément se complaire à ces vulgaires exhibitions de jongleurs.
Cueillant la première occasion de raisonner avec lui à ce sujet, je fus surprise de le voir traiter avec sérieux de ces absurdités ; et mes accusations ne réussirent qu'à provoquer des dissertations sur les hypothèses spirites, et des descriptions de ces manifestations. Fâchée et ennuyée tout à la fois de cette crédulité facile, je mis en avant chaque argument qui me vint à l'idée pour lui montrer combien les idées spiritualistes étaient absurdes, combien toutes les manifestations dont il parlait pouvaient être facilement imitées dans l'obscurité qu'il déclarait une condition nécessaire à leur production ; combien cela était ridicule de croire, avec un grain de bon sens, qu'une table pût se promener toute seule dans la chambre et répondre intelligemment à des questions.
La seule réponse à ma tirade fut une invitation à essayer et à voir par moi-même, ce que je déclinai avec promptitude.
Je ne croyais pas qu'il y eût aucune vérité dans ce qu’il affirmait au sujet d'objets se mouvant d'eux-mêmes.  Et si cela était vrai, c'était blâmable. Avec cette conclusion logique, je refusai de poursuivre la discussion.
Les jours suivants, mes pensées se reportèrent souvent sur l'étrange crédulité de mon ami, crédulité qui ne m'avait pas faiblement peinée et déçue.
Depuis le temps où nous nous rencontrions à l'école du dimanche, j'avais toujours eu un sincère respect pour sa droiture intelligente, son caractère honorable, épris de vérité, son jugement calme et froid et sa force de raisonnement ; toutes choses qui faisaient rechercher et apprécier son opinion dans les questions générales. Qu'il eût, pour un moment, pensé sérieusement à un tel sujet, cela m'affectait péniblement, et j'essayais de trouver des arguments à lui donner sur cette question, lorsque je le reverrais de nouveau.
Plus j'y songeais, plus je prévoyais la désillusion terrible pour lui, et plus je trouvais nécessaire de l'en convaincre.
A la prochaine invitation « d'essayer et de voir par moi-même, » je vainquis mon aversion, et je consentis, en la société de deux ou trois personnes, à placer mes mains sur une petite table. Elles croyaient évidemment à une bonne plaisanterie et s'attendaient à rire ; pour moi je ne pouvais y trouver aucun plaisir. Mais j'étais calme, persuadée que mes amis comprendraient l'absurdité de la chose, c'est-à-dire d'une table donnant quelque signe d'intelligence.
A ma grande surprise - peut-être à mon dégoût - il me sembla sentir comme un mouvement produit par des vibrations à la surface de la table ; ce mouvement se communiqua partout graduellement et, devenant de plus en plus prononcé, finit par devenir un balancement régulier. En voyant cela, M. F. commença à poser des questions, disant à la table de frapper une fois du pied pour, répondre non deux fois pour incertain, trois fois pour oui. Différentes questions furent posées, auxquelles la table répondit avec plus ou moins de vérité ; puis M. F. me dit :
- « Qu'en pensez-vous, maintenant ? »
- « Je pense que vous la poussez, » répliquai-je, et, au moment même où je parlais, la chaise sur laquelle j'étais assise se mit à glisser à travers la chambre et se hissa sur le sofa. Je sautai à bas, et moitié grondant, moitié riant j'accusai M. F. d'employer la violence ou le magnétisme, et, en même temps, je le priai de s'éloigner de la table. Non seulement il quitta la table, mais il sortit de la chambre, et je fermai la porte pour l'empêcher de revenir. Puis je m'assis avec mes amis une seconde fois à la table. De nouveau ma chaise glissa sur le parquet, et, lorsqu'elle fut arrêtée par le sofa, elle y monta comme auparavant.
À ma demande, l'un après l'autre, mes amis sortirent jusqu'à ce que je restasse seule, mes doigts posés sur la table. Elle remua encore. Lorsque aucune question ne lui était posée, elle se balançait, soulevant un pied d'abord, puis un autre, tournant sur elle-même ; et de cette manière elle fit le tour du salon, moi, la suivant, avec mes doigts collés à sa surface.
Il me sembla alors qu'il y avait là quelque chose « de diabolique» ; quelquefois elle se secouait comme quelqu'un qui réprime un fou rire ; quelquefois elle donnait l'impression d'une créature animée, respirant doucement. Puis elle faisait un bond soudain, comme pour s'arracher elle-même de mes mains.
En rentrant, à la maison, ce soir-là, très perplexe quant au résultat de cette expérience, je me rappelai que M. F. nous avait quelquefois amusés avec de petites exhibitions de mesmérisme ; et, grâce à ce souvenir, une solution probable de ces mystérieux mouvements de meubles me fut suggérée. S'il était possible d'influencer des personnes au moyen du magnétisme et de les faire obéir, n'était-il pas possible également que des objets inanimés, tels que des tables et des chaises, fussent soumis au même pouvoir, et amenés à se mouvoir et à agir selon la volonté de l'opérateur ? Je n'avais jamais entendu parler d'une telle possibilité, mais cette supposition n'avait-elle pas quelque raison d'être ? Plus je réfléchissais et plus cela me semblait admissible ; aussi, en discutant avec les autres amis qui avaient assisté, comme moi, à l’expérience de la table tournante, nous nous décidâmes à élucider cette question en nous réunissant la soirée suivante pour faire un nouvel essai, et cela sans prévenir M. ou Mme F. de notre intention.
Par conséquent, le lendemain soir nous vit tous assemblés chez moi ; six personnes en tout, moi comprise. Nous nous décidâmes à employer une table de cuisine en bois, non vernie, comme étant plus solide sur ses jambes, et moins apte à être mue par une inconsciente pression des mains, plutôt que la petite table ronde à trois pieds dont nous nous étions servis le soir précédent.
Nous nous assîmes autour de la table nue, deux de chaque côté, et un à chaque bout. Nous plaçâmes les mains à sa surface, joignant nos doigts de manière à former une chaîne complète.
Cela ne dura pas longtemps, peut-être une demi-heure ; puis le même tremblement, les mêmes sensations vibratoires se firent sentir, d'abord sous nos doigts, puis se communiquèrent à la table entière, qui commença simplement par avoir un mouvement de balancement, ou plus correctement un mouvement ondulatoire, mais sans glisser sur le parquet.

CHAPITRE VIII

LA TABLE TRAHIT SES SECRETS

C’est ton esprit que tu envoies loin,
si loin de chez toi pour épier nos actions,
Découvrir nos hontes et nos heures de paresse.

SHAKESPEARE.

Nous commençâmes de poser des questions en employant les mêmes signes que M. F., recevant des réponses par le balancement de la table. Quelqu'un ayant objecté que ces mouvements étaient indistincts et pouvaient donner lieu à des malentendus, la table, à notre étonnement, se souleva doucement sur un côté et frappa avec un pied clairement et sans qu'il pût y avoir d'erreur possible.
Nous fîmes des questions innombrables et d'un caractère plus ou moins absurde. Un des messieurs présents fit, je me rappelle, une enquête particulière an sujet d'un trésor caché, s'informant si la table pouvait lui aider à le découvrir. Nous demandâmes nos âges, notre date de naissance, l'heure du lever et du coucher du soleil, le prix du blé, enfin tout ce qui nous vint à l'esprit.
Sauf quelques-unes de correctes, les réponses furent, je crois, très peu satisfaisantes. À la fin, ayant épuisé notre stock d'enquêtes, nous nous demandions l'un à l'autre : « Quelle question allons-nous maintenant poser à la table ? »
Soudain je dis : « Savez-vous où se trouve mon père, ce soir ? » et la réponse arriva promptement par trois soulèvements distincts de la table :
- « Oui »
Eh bien ! Cela est étrange à dire, mais personne d'entre nous ne savait où se trouvait mon père à ce moment-là, et nous en attendions avec anxiété des nouvelles. Ma mère souffrait d'une douleur interne et avait voyagé de Londres à la ville de Durham, pour consulter un spécialiste. Celui-ci avait jugé une opération nécessaire.
On avait écrit à mon père pour l'en informer et le prier de venir donner son avis quant à l'opportunité de cette opération, ma mère ne voulant pas s'y décider en son absence. Cette lettre ne reçut pas de réponse. Nous en conclûmes qu'il avait été appelé au dehors et n'avait pas reçu la lettre, étant parti après le départ de ma mère. Dans un billet que celle-ci m'écrivait le matin même, elle me priait de venir la voir le jour suivant, car elle se sentait péniblement impressionnée de ne rien savoir de papa. Ceci pour expliquer ma question à la table et ma surprise à sa réponse
- « Où se trouve-t-il, alors ? » fut notre demande suivante.... mais ici se présentait une difficulté. Nos signaux convenus ne répondaient qu'à « oui », à « non », à « je ne sais pas », et aucun de ces mots ne pouvaient convenir à notre question. Quelqu'un s'offrit à répéter l'alphabet, et la table consentit à lever un pied aux lettres qui devaient former le nom de l'endroit qu'elle désirait nommer. Après bon nombre d'erreurs, de répétitions et d'obstacles, nous obtînmes le mot « Swansea. »
- « Vous voulez dire qu'il se trouve dans la ville de Swansea, dans le  pays de Galles ? »
- « Oui. »
- « Depuis combien de temps y est-il ? »
- (Dix coups). « Cela veut-il dire dix jours ? »
- « Oui. »
- « Impossible ! Cela ne peut être vrai. Nous savons qu'il était à Londres ces jours derniers ».
- (Dix coups de nouveau). « Etes-vous bien sûre que ce sont dix jours ? »
- « Oui. »
- « Et que fait-il, là ? »
- « Je ne sais pas. »
- « Est-il dans un hôtel ? »
- « Non. »
- « En visite chez quelque ami ? »
- « Non. »
- « C'est par trop stupide. S'il n'est pas à l'hôtel ni chez un ami, il ne peut être à Swansea. »
- « Si. »
- « Où donc alors ? » Quelqu'un suggéra le mot de bateau.
- « Oui. »
- « Vous voulez dire qu'il est à bord d'un bateau ? »
- « Oui. »
- « Quel bateau ? Quel en est le nom ? »
Ici on recommença à dire l'alphabet et, après un moment, nous eûmes le nom de
« Lizzie Morton. »
- « Vous voulez dire qu'il est à bord d'un vaisseau nommé Lizzie Morton et qu'il a été dix jours à Swansea. »
- « Oui. »
- « C'est étrange, fit observer quelqu'un de nous. Avez-vous l'idée qu'il peut y être ? »
- « Non, répliquai-je, il était à Londres où il voulait terminer quelques petites affaires avant de rejoindre maman à Durham. Il n'y est pas venu et n'a pas répondu à ses lettres ; mais il lui aurait sûrement écrit s'il eût été appelé quelque part ailleurs. Je crois que tout ceci n'a aucun sens, provenant de la table. »
- « Mais, fit un des hommes présents, on prétend que ce sont les esprits qui font parler les tables. »
- « Est-ce un esprit qui fait parler la table ? »
- « Oui. »
- « L'esprit d'un homme ? »
- « Non. »
- « L'esprit d'une femme ? »
- « Oui. »
- « Quel est votre nom ? »
- « Mary E. »
C'était le nom de ma grand'mère.
- « Etes-vous ma grand'mère ? »
- « Oui. »
- « Avez-vous vu mon père à Swansea ? »
- « Oui. »
- « S'y trouve-t-il encore ? »
- « Oui. »
Parler de notre surprise, devant le résultat de cette expérience, cela exprimerait à peine nos sentiments. Pour ma part, je me sentais tout à fait stupéfaite, et je me demandais, tout à la fois avec désir et perplexité, s'il fallait ou non parler à ma mère de ce que nous avions fait. Le lendemain matin, pendant mon voyage à Durham, je me demandais encore si j'en dirais quelque chose à ma mère, et je me décidai finalement à n'en point parler. Tout ceci contenait trop de mystère ; j'avais encore le souvenir très net de l'incrédulité qui accueillait les récits au sujet de mes rêves et de mes amis les fantômes, et je reculais à l'idée de la défiance que je lirais dans les regards de ma mère, même si elle ne l'exprimait pas par ses paroles.
En arrivant à la maison où elle demeurait, nous eûmes à peine échangé deux phrases qu'elle me dit : « J'ai reçu une lettre de papa, ce matin ; il est à Swansea, et il vient de recevoir mes lettres au sujet de l'opération. »
Je me sentis devenir tour à tour brûlante et glacée, et toute la chambre sembla, tourner autour de moi.
- « Qu'y-a-t-il ? demanda ma mère, n'es-tu pas bien ? »
Je ne sais trop ce que je répondis, mais je finis par raconter toute l'histoire de nos deux essais de table tournante. Quoiqu'en pensât ma mère, elle réprima toute expression d'incrédulité et proposa d'écrire à mon père et de lui demander si les autres détails étaient vrais, ce qui fut fait aussitôt.
Je ne sais s'il y eut jamais de réponse à la lettre, mais deux jours plus tard mon père arrivait, et j'allais à sa rencontre à la gare. En chemin il me demanda si nous n'avions vu personne, ou si personne n'avait écrit à maman au sujet de ses affaires.
- « Je ne sais pas ; je ne le pense pas, » répliquai-je.
- « Il faut que quelqu'un l'ait fait, dit-il, autrement comment aurait-elle su le nom du bateau ? »
- « Avez-vous réellement eu quelque chose à faire avec un bateau appelé Lizzie Morton, papa ? Et avez-vous passé tout ce temps à Swansea ? »
- « Mais oui, j'y ai passé quelques jours à propos d'une petite affaire ayant rapport avec le Lizzie Morton, mais pourquoi en faire tant d'embarras ? Je n'ai point reçu mes lettres avant les deux ou trois jours derniers, car auparavant j'étais en marche et très occupé. »
- « Lorsque vous avez écrit à maman de Swansea, y étiez-vous depuis dix jours ? »
- « Dix jours ; oh ! Non ! Je ne puis exactement dire combien de jours ; je n'y suis pas resté longtemps. »
- « Quand avez-vous quitté Londres ? »
- « Le 10 du mois. »
- « Et vous avez écrit à maman le 20 ; cela fait donc dix jours. »
- « Eh ! bien oui, c'est possible. Le temps passe si vite quand on est occupé. »
Plus tard nous comprîmes la raison de son absence. Ainsi que beaucoup d'hommes ayant passé la plus grande partie de leur vie sur mer, mon père, en dépit de sa détermination de devenir campagnard, ressentait une attraction irrésistible pour tout ce qui était bateau et marine. Il avait, à plusieurs reprises, engagé de l'argent sur des vaisseaux et l'avait perdu, si bien que ma mère avait grand peur de le voir tomber dans des spéculations malheureuses.
Après le départ de ma mère pour Durham, mon père s'était arrangé à la rejoindre un ou deux jours plus tard, quand, par hasard, il rencontra un vieil ami qui devait se rendre à Swansea pour y examiner un bateau à vendre, et qui l'invita à l'y accompagner. Mon père, dans un cas pareil, n'était jamais récalcitrant ; il accepta la proposition, et tous deux voyagèrent ensemble. Après avoir inspecté le vaisseau, ils firent un petit voyage d'essai, puis commencèrent les arrangements préliminaires pour le transport. Comme mon père l'avait dit : « Le temps passe vite quand on est occupé », et ce ne fut que lorsqu'il se rendit à la poste, pour y réclamer les lettres qui l'attendaient depuis quelques jours, qu'il apprit avec quelle anxiété nous souhaitions de ses nouvelles.
Il était assez facile de trouver cette explication mais de comprendre comment la table de cuisine pouvait savoir ces détails et les communiquer, ceci était un problème, moins facile à résoudre.
- « Sois-en sûre, ma chère, disait mon père, il y a là de la sorcellerie ou du satanisme : l'un ou l'autre ; et il vaut beaucoup mieux que tu ne te mêles pas de pareilles choses. »
Mais, en même temps, il était très désireux de faire un essai par lui-même et de voir la table se mouvoir ; et lorsque, après des tentatives répétées, il y réussit, à la fin, il s'intéressa énormément à ce résultat. Plus tard il me disait, d'un air très sérieux, que les spiritualistes avaient raison, après tout, quoique ces choses-là fussent bien incompréhensibles.

CHAPITRE IX

LA MATIÈRE TRAVERSE LA MATIÈRE

C'est le mystère de l'inconnu
Qui nous fascine. Nous ressemblons à des enfants
Obstinés et attentifs ; d'une main nous nous attachons
Aux choses familières qui nous sont habituelles,
Et d'une autre main, volontaire et résolue,
Nous tâtonnons dans les ténèbres, cherchant la lumière à venir.

LONGFELLOW

    Toute surprise et perplexe que je fusse je ne pouvais si rapidement rejeter mes précédentes dissertations pour adopter la conclusion de mon père. Mes amis, M. et Mme F. furent informés du résultat de notre expérience et de sa vérification. Après quelques discussions, il fut admis que ceux de nos amis ayant assisté à  l'expérience de la table parlante décrite plus haut se réuniraient une soirée par semaine, durant tout l'hiver, pour des essais ultérieurs, afin de voir ce qui pourrait en résulter. Nous étions huit en tout. A quelques exceptions près, cet arrangement prévalut. Nous nous réunissions régulièrement à l'heure fixée, le même soir de chaque semaine, et notre réunion ne fut, en aucun cas, infructueuse en résultats. Quelquefois des coups distincts étaient entendus dans la table et nous obtenions des réponses à nos questions par ce moyen-là. Quelquefois des messages étaient épelés par l'alphabet, comme à notre première expérience ; quelquefois nous enlevions les lampes pour nous asseoir dans la complète obscurité ; nous voyions alors fréquemment des éclairs ou des nuages lumineux flottant au-dessus de nos têtes ; quelquefois même nous apercevions comme une luminosité plus ferme et nette de contours ; mais aussitôt que nous essayions de nous éclairer au sujet de ces apparitions, elles s'évanouissaient.
Parfois nous placions sur la table un petit objet comme une bague, un clou ou de la monnaie, et nous demandions que cet objet fut changé de place par cette intelligence ou ce pouvoir étrange, pendant que nos huit paires d'yeux ne cessaient de le surveiller. Dans ce but, une paire de boutons de manchettes furent placés sur la table ; nous les surveillions attentivement, mais ils ne faisaient aucune tentative de se mouvoir.
À la fin, notre attention fut absorbée par des coups ou des mouvements de la table - toujours la même table de cuisine en bois de sapin, tout unie - et, pendant quelques instants, nous ne fîmes plus attention aux boutons. La chaîne que nous formions avec nos mains n'était pas rompue, et nous épelions assidûment l'alphabet pour obtenir des messages de la table.
A la fin, ayant assemblé les lettres obtenues nous trouvâmes ces mots : « Cherchez les boutons » Nous vîmes alors qu'ils ne se trouvaient plus sur la table. Notre première pensée fut que, par suite des mouvements de la table, ils avaient roulé sur le parquet, et tout le monde se mit en quête de les trouver lorsqu'on fut arrêté par de nouveaux coups significatifs, au moyen desquels nous crûmes comprendre que les boutons n'étaient plus dans la chambre, mais dans une pièce voisine. Nous ne pûmes croire à cela, car la porte de la chambre où nous nous tenions avait été, fermée à clef pour prévenir toute interruption, et elle n'avait point été rouverte depuis. Alors commença une série de questions, dont, ainsi que dans le jeu bien connu des gages, les réponses consistaient en « oui » ou « non ».
- « Sont-ils sur une table ? «
- « Non. »
- « Sur la cheminée ? »
- « Non. »
- « Dans un vase ? »
- « Non. »
- Se trouvent-ils à quelque autre endroit ? »
- « Oui. »
A la fin, nous apprîmes qu'ils étaient dans un pot de fleurs, posé sur un pied, se trouvant devant la fenêtre la plus éloignée de la porte. Nous nous portâmes tous en cet endroit pour inspecter soigneusement les pots de fleurs ; l'un des messieurs présents souleva avec précaution les feuilles de la plante avec la pointe d'un crayon en métal ; le reste de la société le regardait faire, dans l'attente. Cependant les boutons n'y étaient pas. Ceci était la première véritable erreur commise par la table, et nous nous demandions que faire.
Nous nous rassîmes alors, plaçant les mains sur la table comme auparavant, et nous l'informâmes solennellement qu'elle avait fait erreur, qu'il n'y avait point de boutons dans les pots de fleurs mentionnés et que, comme ils étaient de grand prix, nous tenions à être informés sans délai de leur place actuelle. Après quelques petites difficultés à mettre de l'ordre dans notre travail, il nous fut répondu qu'il n'y avait point eu d'erreur commise, et que les boutons de manchettes étaient bien dans les pots de fleurs.
- « Mais nous avons examiné chaque pot de fleurs et nous avons vu par nous-mêmes qu'ils ne s'y trouvaient pas. »
- « Vous n'avez fait que regarder sur les pots de fleurs et non dedans. »
    Ceci était vrai ; certes, personne n'avait songé à regarder à l'intérieur des pots de fleurs. Ayant encore demandé lequel de ces pots nous devions examiner, nous nous rendîmes dans la pièce voisine, et nous primes le pot de fleurs en question pour en faire un soigneux examen. Si je ne me trompe, la plante qu'il contenait était un très beau géranium. Il n'y avait aucun signe de désordre dans la terre qui était tout à fait dure et compacte, mais, ayant, avec quelque difficulté, retourné la forme, nous vîmes briller entre les racines les boutons disparus. Comment arrivèrent-ils là ? Comment avaient-ils été transportés à travers la porte fermée à double tour, et comment avaient-ils disparu à nos yeux, tandis que nous étions assis autour de la table, i1 nous fut impossible de nous l'expliquer. Et je ne suis pas sûre que l'un de nous en fit même l'essai.
Retournant auprès de la table, nous y posâmes de nouveau les boutons et nous reprîmes nos sièges. À peine étions-nous installés qu'ils étaient encore repartis. Cette fois, l'on nous dit de regarder dans une botte japonaise qui se trouvait placée sur une tablette élevée. En montant sur une chaise, l'un de nous put atteindre cette botte, et elle fut placée sur la table pour être ouverte. Mais il se trouva qu'elle était fermée, et il fallut en chercher la clef. Finalement, les boutons y furent découverts, à côté de la théière en argent qu'elle contenait.
Nous nous rassîmes, avec les boutons devant nous sur la table, et une troisième fois ils disparurent instantanément. Après une longue recherche, et désespérant de les trouver, nous levâmes la séance pour prendre une tasse de café avant de nous séparer. L'un de nos amis, en train de boire son café, en fut soudain tout éclaboussé au visage. Les boutons étaient mystérieusement tombés dans sa tasse, apparemment d'en haut, et nous les y péchâmes avec une cuiller à thé.
Pour la plupart d'entre nous, je pense, nos soirées expérimentales n'étaient regardées que comme un amusement, comme  une distraction agréable rompant la monotonie de la vie quotidienne, et la pointe de mystère, perçant dans toute cette affaire, donnait à nos réunions un intérêt piquant, que d'autres plaisirs n'eussent pu leur procurer. A chaque séance, chaque fois que nous nous réunissions, nous faisions quelque nouvel essai, ou quelque chose de nouveau nous était enseigné ; par conséquent, au lieu de nous en fatiguer, nous étions tous désireux de continuer ces réunions. Pour un temps assez long, il est douteux qu'aucun de nous ne s'occupât avec sérieux de la question ; tout cela était amusant, surprenant et embarrassant ; mais c'était tout. Nous étions jeunes, et nous prenions légèrement la vie ; et, de plus, nous étions enchantés qu'un commun intérêt amenât six ou huit bons amis et amies à se voir fréquemment.
M. F. était le lecteur de notre cercle. Il nous apportait généralement des nouvelles du mouvement spirite, nouvelles que nous recevions avec des sentiments mélangés. Au commencement, nous étions tous plus ou moins disposés à accueillir avec incrédulité le compte rendu des merveilleux phénomènes attribués aux esprits d'amis disparus. Et pour moi cette idée était tout à fait répugnante. Les mouvements des tables et des chaises, la disparition d'anneaux et de boutons faisaient moins penser à nos morts bénis qu'aux tours de gamins malicieux en quête de plaisanterie. Nos morts, - ainsi que notre foi chrétienne orthodoxe le croyait - nos morts étaient bien loin dans le Pays qu'aucun œil humain n'a pu voir trop heureux sur les rivages bénis de la mer de cristal, trop occupés à louer le Créateur pour descendre sur notre vieille et triste terre afin de nous procurer des plaisirs d'une nature si absurde. - Il était impossible d'y croire même un moment. Peut-être, cependant, étaient-ils citoyens des régions infernales, ces pauvres malheureux rejetés du Paradis des élus. Mais ici, de nouveau, il n'y avait pas moyen de mettre les idées d'accord. Si les manifestations étaient triviales, elles étaient au moins innocentes et sans danger et certains mouvements de la table étaient si suggestifs, si pleins de malice gamine qu'il était impossible d'y résister.
Cela est hors de doute : si nous nous sentions déprimés ou un peu grognons, il nous suffisait de nous asseoir pendant une demi-heure à la table pour retrouver notre bonne humeur et redevenir gais et communicatifs. Quelquefois, l'un des membres du Cercle jouait un petit air de musique, les autres formant la chaîne autour de la table avec leurs mains posées bien à plat à sa surface. Au bout de peu de minutes, un mouvement vibratoire et ondulatoire commençait invariablement, se réglant d'après l’air de musique joué. Si c'était une douce et triste mélodie les mouvements étaient également doux et parfaitement rythmés. Si c'était un air animé, les mouvements étaient rapides, vifs et décidés. Une marche ou un hymne national semblaient exciter des sentiments correspondants, si l’on peut s'exprimer ainsi. Yankee Doodle en particulier, produisait un effet merveilleux et était réservé pour le grand final, car les mouvements de la table devenaient alors presque désordonnés, et généralement nous étions tous obligés de quitter nos chaises pour l’accompagner dans son ardeur à suivre la musique. Il n’y avait pas à s’y tromper ; les mouvements, les vibrations et les ondulations de la table exprimaient le plaisir et l’enthousiasme  quand cet air était joué. Au contraire, si l’on jouait God save the Queen, la table, sans qu’il y eût d’erreur possible, marquait une certaine désapprobation chagrine, soit par sa tranquillité parfaite, soit par de forts coups frappés à sa surface, soit encore en se soulevant elle-même pour retomber lourdement sur le sol.
Un psaume d'une particulière longueur semblait être sa plus grande aversion ; aussi c’était notre délice de le faire jouer, par notre musicien, aussi lentement, que cela était possible. La table alors se secouait, faisait des contorsions, se renversait presque, en variant ses mouvements au moyen de sauts courts et fâchés, se produisant généralement dans la direction de l'exécutant, ou par de violents coups sur le plancher, qui eussent certes démoli une pièce moins solide. En réalité, il ne fallut pas longtemps avant que cette lourde table de cuisine fut envoyée à un menuisier pour voir ses joints raffermis et pour subir des réparations générales, après nos expériences.
Tout cela était très amusant, et nous en jouions énormément, bien que mon patriotisme désapprouvât toujours la réception faite à notre hymne national, et qu'en dépit de la drôlerie du fait, je me sentais un peu choquée, quand, pour marquer son aversion, la table frappait, avec indolence, le oldhundred Si la musique en était atroce, le sujet était religieux, et mon cœur protestait en le voyant, traité si légèrement, quoique personne ne pût s'amuser autant que moi de cette plaisanterie.
Quelquefois nous chantions ; et dans ce cas, nous étions toujours accompagnés par un mouvement rythmique, ou par des coups dans la table.
Plusieurs méthodes furent essayées pour faciliter ta transmission des messages par coups, frappés. L'alphabet était écrit sur la table, et un indicateur adapté à une espèce de tourniquet avait pour but de marquer les lettres ; mais ce système ne nous convint point ; les mouvements étaient incertains et les messages peu satisfaisants.
Du reste, les messages étaient toujours reçus avec une bonne dose de scepticisme, par suite d'une mystification dont deux d'entre nous avaient été victimes.
Un jour, un long message en français avait été dicté par coups frappés et exactement noté. On nous demandait d'écrire à une certaine madame Poltan ou Poctan demeurant dans le voisinage du Havre pour l'informer que son fils Jean avait été noyé : on nous donnait le nom de l'endroit où ce malheur était arrivé, ainsi que la date.
L'un des membres de notre cercle entreprit d'écrire à la dame, à la dite adresse, et lui délivra ce message par une lettre très soigneusement composée ; mais, cela fait, personne n'entendit jamais rien de l'affaire. La lettre ne revint jamais ; mais cela n'était pas une raison pour supposer qu'elle eût trouvé la dame en question ; et dans le cas où elle aurait été remise à une personne de ce nom et à cette adresse, cela n'aurait pas encore prouvé l'exactitude du fait notifié. De toute façon, nous n'en sûmes jamais rien et nous n'eûmes aucune nouvelle du message qui avait été si consciencieusement délivré.
Plus d'une communication douteuse nous avait été faite ainsi, communication qui avait été prouvée fausse ensuite, on que nous avions été impuissants à confirmer. À la fin, nous abandonnâmes ces essais ; ou bien nous les écoutions simplement pour nous en former une opinion, selon leur valeur, et les garder pour nous-mêmes.
Il y avait vraiment un contraste frappant entre ces communications fausses ou douteuses et celles que nous eûmes au sujet de mon père et de ce qui le concernait, communications trouvées vraies dans chaque détail, ainsi que nous l'avions vu. C'est grâce à cette semence de vérité que nous commençâmes nos expériences avec le désir d’en trouver davantage, et que nous fûmes poussés à les continuer en dépit des découragements que nous ressentions parfois en recevant, des messages trompeurs. Et en même temps je commençais à trouver cela terriblement embarrassant et à me demander ce qui en découlerait.

CHAPITRE X

PREMIERES EXPERIENCES DE CLAIRVOYANCE

Zuma s’étonnait beaucoup
De la science de  sa fille
Lorsqu'elle parlait, des visions apparues
Disant les choses merveilleuses qu'elle voyait;
Leur disant qu'une étrange chose, allait arriver;
Leur disant qu'un tel homme allait mourir.
Alors l'un à l'autre ils se disaient
Ce n'est pas la voix de, Y. Ay Ali.
Ce n'est pas l'enfant qui parle;
Mais c'est quelque vieux et vénérable esprit
Du Pays de ceux qui ont disparu.

(L'Histoire de M Y Ay Ali)

Un soir, M. F., après nous avoir raconté quelques expériences de clairvoyance qu'il avait lues, nous proposa de faire des essais dans cette direction au lieu de faire parler la table par coups frappés. Nous acceptâmes sa proposition, et, la lampe ayant été éteinte, nous nous assîmes avec solennité autour de la table à la seule lumière du feu allumé dans la cheminée. Mais personne ne vit rien sauf la lueur de la flamme qui dansait sur les murs de la chambre.
M. F. proposa finalement que l'un de nous plaçât ses mains sur chaque personne, à tour de rôle pendant une ou deux minutes, pour voir si cela pouvait aider à quelque chose ; sinon une autre personne essayerait jusqu'à ce que l'on eût fait le tour de la société. Quelques-uns d'entre nous le firent, mais personne ne vit mieux par ce procédé jusqu'à ce que M. É. se plaçât derrière les assistants et mit ses mains sur les yeux fermés de chacun à tour de rôle. Beaucoup d'entre eux déclarèrent qu'ils ressentaient une sensation particulière dans les yeux et dans la tête. Quelques-uns prétendirent voir distinctement de légers nuages devant eux ; mais ceci n'est pas rare lorsqu'une pression est exercée sur les prunelles ; notre expérience semblait donc dénuée de tout résultat.
J'étais la dernière du cercle à devoir la subir, et, à ma grande surprise, à peine les doigts de M. F. eussent-ils touché mes paupières, que la chambre, éclairée par la lueur du feu, disparut pour moi et que je crus me trouver à l'air libre dans un étrange endroit. Je pouvais entendre le bruissement des arbres et le souffle du vent à travers les branches ; mais il faisait sombre, et, quoique consciente de me trouver quelque part à la campagne ou sur une route, je ne pouvais rien distinguer. En même temps je me savais assise sur une chaise, au milieu d'amis personnels, dans mon propre salon, et cette certitude ne détruisait en rien la sensation de réalité avec laquelle cette étrange vision s'imprimait en moi. Je me savais assise dans une chambre éclairée, et le sentiment d'être en sécurité ne m'abandonna pas un instant ; mais je savais également que la scène à laquelle j'assistais, sur cette route sombre était une réalité ; et elle m'intéressait profondément. Imaginez une personne assistant à une représentation théâtrale. Elle est consciente de son entourage comme de sa propre individualité et elle peut surveiller quand même, avec intérêt et sympathie, le spectacle représenté sur la scène. Cette personne sait où elle se trouve ; il n'y a donc là ni rêve ni illusion. Cette vision impressionna donc mes sens comme l'aurait fait une représentation au théâtre, sauf que je la savais imaginaire.
    Tandis que j'étais là, seule, dans l'obscurité, me sentant impressionnée par l'atmosphère lourde et humide, et consciente d'une odeur particulière de terre et d'herbe mouillées, je vis soudainement une lumière briller devant moi. Je savais qu'elle provenait de la porte ouverte d'une maison que je n'avais pas vue. Cette brillante lumière semblait venir de l'intérieur d'une chambre éclairée à la fois par une lampe et par un feu de cheminée, et elle se répandait sur la route où je me tenais. Je pus voir ainsi pendant une ou deux minutes la route, la maison et les arbres à cette lueur. Puis deux figures se montrèrent sur le seuil de la porte - des hommes. La porte ayant été refermée derrière eux, l'obscurité redevint impénétrable comme auparavant. Et, durant ce court espace de temps, j'avais pris note, dans une certaine mesure, de ce qui m'entourait ; je savais dans quelle direction la route était orientée, de quel côté se trouvait la maison ; je savais qu'un fossé longeait la route, et j'avais vu des arbres au delà du fossé.
    Malgré l'obscurité, je pouvais, quoique  avec difficulté, distinguer les figures des deux hommes qui avaient quitté la maison, et je les suivais, sans savoir exactement pourquoi j'agissais ainsi. L'un des hommes semblait ivre ; il marchait d'un pas incertain il gesticulait et parlait bruyamment, ou du moins paraissait le faire, car je ne pouvais entendre de paroles. L'autre, un homme plus grand et plus mince, marchait posément et soutenait son compagnon en lui prenant le bras lorsqu'il trébuchait dans l'obscurité. Tout d'un coup, le plus petit individu disparaissait. Son compagnon s'arrêtait et appelait sans trêve, sans obtenir de réponse ; je le voyais marcher avec précaution, comme s'il cherchait l'autre sur la route. Il semblait se demander que faire, et il allait et venait, en avant et en arrière, cherchant à mesure qu'il se déplaçait. Soudain il parut avoir une idée et s'éloigna rapidement ; je le suivais. Je vis une porte ouverte et il y entra peu après, plusieurs personnes émergèrent de la maison, portant une lanterne. L'homme élancé marchait avec elles. Je les suivis, mais personne ne me remarqua. Elles reprirent le chemin que les deux hommes avaient fait ensemble en cherchant dans chaque anfractuosité de la route, à l'aide de la lanterne.
Je remarquai maintenant ce que je n'avais pas aperçu auparavant : à un certain point une autre route se séparait de la première où j'avais vu les deux hommes marcher, et cette seconde route lui était parallèle, à un niveau plus bas. Lorsque la petite troupe eut atteint la place où l'homme avait disparu, une recherche plus active commença ; et je la surveillais avec anxiété, en vue du résultat. A la fin, l'un des chercheurs s'approcha du talus et, regardant par-dessus, dit quelque chose à ses compagnons ; sur quoi ils s'en retournèrent tous et refirent le chemin, jusqu'à la jonction des deux routes, et là, quittant la route basse, ils cherchèrent avec la lanterne du côté le plus rapproché de la route haute.
A la fin ils découvrirent évidemment l'égaré couché sur un des côtés de la route et paraissant insensible : les chercheurs se groupèrent autour de son corps inanimé ; l'homme grand et mince, que j'avais mentionné auparavant, essaya de soulever son camarade de par-dessus la terre mouillée ; l'un des autres personnages élevait la lanterne éclairant le groupe et pour la première fois je vis les visages de ces hommes. Les traits de celui qui soutenait la tête de l'homme tombé me frappèrent comme s'ils m'étaient familiers ; mais pendant un instant je ne pus faire appel à mes souvenirs. Tandis qu'on remettait l'homme sur pieds, celui-ci regarda autour de lui d'un air égaré. Je jetai un nouveau coup d'œil sur son aide et, cette fois, à ma grande surprise, je reconnus M. F.
- « Comment ! C’est vous ! » exclamai-je. Mon étonnement, à cette découverte, dépassa la surprise que j'avais éprouvée devant l'étrangeté de toute cette vision.
    J'avais suivi les différents incidents de ce qui me semblait être un petit drame ; je les avais suivis avec anxiété, et avec l'appréhension que quelque tragédie pût en résulter. J'avais craint la mort de l'individu que l'on avait trouvé couché inconscient sur le bord de la route, et j'avais ressenti un grand soulagement, lorsqu'à la lueur de la lanterne, on l'avait seulement constaté endormi. Autant, que je pusse le savoir, tous les acteurs de cette scène m'étaient inconnus, et bien que je suivisse chaque mouvement avec intérêt et anxiété, je ne le faisais qu'en étrangère ; aussi lorsque je reconnus M. F. comme étant un des principaux personnages en question, ma surprise fut si grande qu'elle me causa presque un sentiment de consternation.
Lorsque j'enlevai ses doigts de dessus mes paupières et que je m'écriai en le fixant : « Comment ! C’est vous ! » Ma surprise se communiqua au reste du cercle, et questions sur questions furent ardemment posées quant à la signification de toute l'histoire. Durant la représentation de cette scène, j'avais fidèlement raconté chaque incident, à mesure qu'il se produisait : et les autres avaient montré le même intérêt que si j’eusse pris une part active à ce drame. Ce ne fut donc pas sans une grande curiosité que nous attendîmes les explications de M. F.
    Il nous dit reconnaître, en entier, des circonstances qui lui, étaient arrivées, à lui et à plusieurs amis, environ douze ans auparavant. Ayant passé la journée ensemble pour chasser le daim, ils la terminèrent dans une auberge avant de se séparer. M. F. et un jeune homme quittèrent ensemble l'auberge, car leurs demeures étaient situées d'ans la même direction. À peine se trouvèrent-ils dehors, à l'air de la nuit, que. M. F., sur qui, le vin n'avait produit aucun
effet, trouva que l'état de son compagnon avait considérablement empiré, depuis les dernières rasades d'adieu, et c'est avec difficulté qu'il le dissuada de retourner en arrière pour dire un autre « bonsoir » à leurs camarades. Ayant réussi à l'entraîner à quelque distance et dans la direction de leurs demeures, soudainement il ne le vit plus auprès de lui, comme je l'ai raconté. Le reste de l'histoire concordait dans tous ses rapports  avec ma vision. Dans certains cas, de petits détails, qui avaient échappé à sa mémoire, lui avaient été rappelés seulement par
ma vision.
C'est, avec des sentiments très semblables à ceux que j'avais éprouvés, pendant notre première expérience de table tournante, que je passai en revue la vision si particulière de cette soirée. Pour tous les membres de notre cercle, elle avait été d'un grand intérêt, et la discussion qui s'ensuivit fut ardente et animée ; mais  pour moi cela voulait dire quelque chose de plus encore. Une grande espérance m'était venue - espérance que j'osais à peine, caresser. Il se pouvait, après tout, que mes fantômes fussent des réalités, et non résultat d'un germe de folie.
    L’espérance, une fois née, ne s'évanouit plus et devint bientôt, quoique en secret, une  force qui me poussa à accomplir un voyage de découverte. Je m'y embarquai, accompagnée d'abord par tous les membres de notre cercle, puis, par suite de changements, les uns abandonnèrent la recherche, satisfaits de ce qu'ils avaient appris ; d'autres quittèrent l'Angleterre ; et l'un d'eux passa derrière le voile qui sépare notre Monde de celui des esprits. Mais il en revint fréquemment, apportant d'affectueux messages et des encouragements à ses anciens compagnons de voyage qui s'en allaient lentement et à tâtons dans l'obscurité.
J'entrepris de lire tous les écrits que je pus me procurer traitant du spiritisme et de phénomènes spirites, en grande partie de terribles absurdités qui me choquèrent et me dégoûtèrent. Ces communications, prétendant descendre des sphères célestes, étaient dans certains cas, tellement privées de sens commun que j'eusse abandonné toute enquête si quelques bons amis n'avaient pris pitié dé moi, en me recommandant 1es ouvrages d'Andrew Jackson Davis, de Robert Dale Owen et autres, ainsi que plusieurs bonnes publications hebdomadaires.
    L'un des anges en communication avec la terre donnait, je me rappelle, l'information qu'au ciel il y avait un grand nombre de légumes. Quant aux choux, ils y devenaient si grands, tellement énormes que cela surpasse toute imagination. Je ne me rappelle pas l’auteur de I'ouvrage où je lus cela; je crois que son nom était Pine et le titre de son livre: Télégraphie spirite. Je n'ai plus revu ce livre depuis ; il n’avait probablement pas été bien accueilli et mourut de sa belle mort.
Les comptes rendus que je lus des phénomènes spirites, si merveilleux et incompréhensibles qu'ils fussent, ne m'intéressèrent pas autant que les récits de clairvoyance. Il me semblait que, d'une manière ou d'une autre, je possédais une clef pour la compréhension de ce pouvoir, et ce que j'en lisais s'accordait, en quelque sorte, avec ma secrète expérience personnelle.
Je ne comprenais pas la vision que j'avais eue de ces hommes et de cette sombre route de campagne ; et, dans les premiers jours, je ne songeai même pas à me l'expliquer, mais je me dis qu'il y avait là beaucoup à apprendre, que je trouverais une voie amenant à la solution, et qu'il fallait surtout commencer par le commencement. Mais où était le commencement ? Où était le point de départ? Quel chemin suivre ? Ces questions étaient terriblement troublantes. Je ne pouvais lire que ce qui me tombait entre les mains. Théories, philosophies, phénomènes, arguments pour ou contre le spiritisme, dénonciations amères et violentes des deux côtés, mais plus spécialement contre les enseignements spirites ; persécutions de médiums, supercheries et démasquages : tout cela était bien embarrassant. C'est à ce moment que je me hasardai à parler de mes fantômes à mes amis, M. et Mme F..., de mes expériences par rapport à ces « rêves » dont j'avais tant et si longtemps souffert, et de la peur vague mais obsédante, suspendue, comme un nuage noir, au-dessus de ma jeunesse. Ce fut grâce à leur chaude sympathie et à leur aide que je vis la lumière, et cette lumière chassa le nuage et me donna le courage de rejeter les incubes vaincus, ceux-ci semblèrent reculer et finirent par disparaître dans le néant. Et tandis que ce vague trouble se dissolvait dans les brouillards du passé, mon cœur devenait, comme disent les Français « un petit oiseau chanteur délivré de sa captivité ». Je reprenais courage, et je me décidais, par gratitude, à poursuivre les investigations et les expériences que j'étais libre de faire.

CHAPITRE XI

NOS VISITEURS DE L'AUTRE MONDE

Le grand Esprit, le Créateur
Les envoie par ici, pour son service;
Il nous les envoie avec son message.

LONGFELLOW.

    Jusqu'à ce moment, nos séances avaient été régulièrement suivies. Nous nous y étions amusés et intéressés ; mais sans jamais nous demander si l'un de nous ne possédait point un pouvoir spécial.
Le nom de « médium » n'était certes pas enviable ; aussi, lorsqu'à la fin je fus reconnue être le médium par lequel tous ces résultats étaient obtenus, je n'en fus rien moins que satisfaite et je demeurai incrédule. Ce que je savais des médiums, je l'avais appris par la lecture des rapports dans les journaux, rapports dans lesquels ils n'avaient point paru à leur avantage. C'est pourquoi le nom de médium était pour moi synonyme de magicien et d'imposteur de la plus basse catégorie, et je n'étais nullement désireuse d'être classée parmi eux. 0n n'insista point sur cette question, et nos séances continuèrent comme d'habitude, jusqu'au soir où, précisément à l'instant de prendre place autour de la table, la conversation tomba sur la difficulté d’obtenir des messages directs.
Nous avions tous essayé le psychographe avec plus on moins de succès mais cela ne répondait pas à toutes les exigences ; le procédé était lent et l'écriture indistincte. Quelqu'un suggéra que, si réellement un esprit écrivait, il pouvait le faire tout aussi bien par la main de l’un de nous, et sans l'aide du psychographe. Nous en fîmes l'essai ; l'un après l'autre, nous prîmes un crayon de la main droite, et, invitant l'esprit à écrire ainsi, nous surveillâmes avec curiosité le résultat de cette expérience. Dans plusieurs cas, nous pûmes voir que les muscles du bras et de la main étaient comme tiraillés, et que les doigts tenant le crayon avaient des secousses convulsives. Mais, en dehors de quelques gribouillages, rien ne se produisait.
D’autres, en essayant d’écrire, n'éprouvèrent aucune sensation dans le bras ni dans la main, et abandonnèrent bien vite le crayon.
    Lorsque vint mon tour, je remarquai d'abord des toquements, des picotements et une sensation douloureuse dans le bras, telle qu'on peut la ressentir lorsqu'on se heurte le coude puis j'éprouvai un sentiment d'engourdissement qui se propagea jusqu'au bout de mes doigts. Ma main devint tout à fait froide et inerte ; je pouvais la pincer et la mordre sans éprouver aucune douleur. Après quelques instants, elle commença de se mouvoir lentement et laborieusement, imitant les mouvements de l'écriture, faisant des tentatives répétées de former des mots, et finissant, après un moment, par écrire d'une écriture assez petite et mauvaise. Un nouvel essai affirma un progrès réel ; mais les sensations que j'éprouvais au bras, sans être très douloureuses, étaient décidément désagréables. Aussi, en dépit de ma curiosité, je ne fus pas fâchée de m'arrêter, lorsque la pendule nous avertit qu'il était temps de lever la séance.
Les réunions suivantes furent toutes consacrées à des expériences du même genre ; et il ne se passa pas longtemps avant que ma main devint tout à fait habile dans l'art de la calligraphie.

Je remplissais rapidement des pages entières de caractères nets et bien formés, taudis que nous  causions et que nous recevions d'autres messages. Nous remarquâmes bien vite que l'écriture avait des caractères tout différents, d'un moment à l'autre, et que non seulement l'écriture, par elle-même, mais également les sujets traités avaient leur individualité très distinctement marquée.
    Ces correspondants invisibles nous devinrent bientôt familiers. Nous apprîmes à les connaître par leurs noms, et ils nous racontèrent quelque chose de leur histoire. L'un d'eux, John Harrisson, un Anglais qui avait vécu dans le comté d'York, solitaire, misanthrope, ayant quelques idées religieuses, mêlées de pessimisme, nous écrivait de longs discours détaillés, principalement sur des sujets religieux. Nous les recevions poliment, mais il faut confesser que nous nous sentions soulagés lorsqu'un autre de nos invisibles écrivains s'emparait de la main et du crayon. Celui-là était Walter Tracy, un Américain dont voici l'histoire : il était étudiant au collège ou à l'Université d'Yale, et, lorsque la guerre civile éclata, il s'engagea comme volontaire et prit part à différents combats dont il sortit sans blessures sauf qu'il perdit deux doigts par accident, pour avoir manié avec insouciance son fusil.
Ses amis désiraient le voir recommencer ses études après la guerre, mais cette idée ne lui convenait pas, et il voulut les en convaincre. Un accident mît fin à la controverse en l'envoyant dans un autre monde. Il se noya dans un lac dont il faisait la traversée en steamer. Plusieurs passagers ainsi que lui tombèrent à l'eau. Il savait nager, mais il n'avait aucune chance de salut, au milieu de ces pauvres créatures qui s'accrochaient à lui pour ne pas se noyer, et qui le firent ainsi couler à fond.
Plusieurs années après, je rencontrai un jeune homme ayant été au collège d'Yale également. Ce qu'il me raconta de sa vie coïncidait en bien des points avec les récits de notre ami au sujet des endroits, des professeurs, des établissements, et des habitudes des étudiants. D'après le dire de Walter il avait environ vingt ans lorsqu'il s'engagea comme volontaire et vingt-deux ans lorsqu'il se noya.
Walter devint bientôt le favori de notre cercle ; il semblait y apporter une véritable atmosphère de gaîté, de bonne humeur et de vie ; c'était lui, nous dit-il, qui se servait de la table pour accompagner la musique et, après avoir fait connaissance avec lui par l'écriture, nous vîmes bien que ses manières d'agir concordaient avec son caractère. Il. se montrait aussi curieux et aussi plein d'intérêt que nous au sujet de nos expériences, et bien des fois il nous suggéra de nouvelles idées pour nous instruire et nous éclairer. Parfois nous lui posions une question à laquelle il n'était pas capable de répondre. Après avoir réfléchi un moment, il écrivait:
- « Je vais demander ceci à quelqu'un que je connais. Restez là jusqu'à ce que je revienne. »
Et, de retour, il nous donnait invariablement l'information désirée ; mais cette information, il nous la donnait si drôlement que cela nous semblait une plaisanterie, et non plus la question sérieuse sur laquelle nous avions réfléchi.
La nature malicieuse et gamine de Walter nous était une source continuelle d'amusements ; il était toujours le bienvenu accueilli avec joie dès le premier signe de sa grande écriture hardie.
Un soir que nous demandions des détails sur un sujet particulier, Walter confessa son impuissance à nous éclairer, mais il ajouta que, si cela nous plaisait, il nous amènerait quelqu'un d'autre. Cet esprit qu'il appelait le « Gouverneur » nous apprendrait très probablement, si nous étions polis avec lui, tout ce que nous  désirions savoir. Et il ajouta :     « Mais surtout il ne faut pas le traiter comme moi. Il faut prendre des gants. Il est très formaliste. » Nous promîmes naturellement de tenir la meilleure conduite, de traiter son ami avec le respect obligé, tout en nous sentant légèrement amusés de ce reproche indirect ; car il est vrai que nous ne traitions pas Walter avec la politesse nécessaire.
Ce nouvel élément nous parût bientôt une très différente individualité de celle de Walter et de John Harrisson. Le « Gouverneur » était grave et sérieux, et cependant rêveur et patient. C'était un sage étudiant, un ami fidèle et un aide infatigable. Il y a maintenant plus de vingt ans de la soirée où Walter nous l'amena ; et depuis ce temps son amitié ne m'a jamais manqué. Dans la maladie et dans la santé, dans les chagrins et dans le repos, durant, la mauvaise ou la bonne fortune, il est toujours là, sympathique et de bon conseil. Dès le début, il se constitua lui-même un guide choisi, un gardien, un conseiller et un mentor ; ne nous importunant jamais de ses avis, mais toujours prêt à les donner, lorsque nous les réclamions ; conseils non pas toujours faciles à accepter, quelquefois extrêmement pénibles, parfois même tellement contraires à mes inclinations que j'ai refusé de les suivre, et il me faut confesser n'avoir jamais manqué de me repentir amèrement de mon opiniâtreté.
Lorsque je suivais ses conseils, me confiant en sa sagesse, tout allait bien pour moi ; jamais il n'a commis une erreur en diagnostiquant une maladie, en décrivant des faits ou des théories scientifiques, ou en donnant certains détails, concernant des choses possibles, mais qui n'étaient point encore connues dans le monde.
Nous ne comprimes pas, dès le commencement, la profondeur de cette nouvelle intelligence qui se communiquait à nous, pour notre bien ; mais nous sentîmes bientôt que la recommandation de Walter était très inutile, car, même sans cet avis, nous n'eussions jamais osé traiter Stafford en bon camarade, comme nous en usions vis-à-vis de Walter.
    A nos questions sur sa vie terrestre, Stafford nous raconta brièvement qu'il était le fils d'un homme politique américain marié avec une Allemande, et qu'il avait reçu son éducation en Allemagne en grande partie. Il s'intéressait aux sciences naturelles, il était studieux, ambitieux de savoir, grand amateur d'expériences, et chercheur passionné dans toutes les choses concernant l'emploi des forces naturelles pour le service de l'homme ; sa carrière scientifique fut brisée par un accident qui l'obligea à garder le lit pendant les trois années précédant sa mort. Ce fut pendant ces trois années que la question d'une survie commença de l'intéresser. Jusque-là il ne s'était point préoccupé à cet égard, considérant ce sujet comme un de ceux que l'on ne peut traiter de la même manière que des problèmes de mathématique ou de nature scientifique. A sa connaissance, il n'y avait aucune preuve d'une vie après la mort ; or des théories sans preuves possibles étaient inutiles selon, lui, autant que dénuées d'intérêt.
Durant sa longue réclusion et se voyant obligé à abandonner définitivement ses études, son cerveau, demeuré actif et analytique comme auparavant, se mit à étudier et à creuser le thème des fois religieuses. Il fut aussi poussé dans cette voie par sa mère, dont les tendres efforts visaient à adoucir son chagrin, le désespoir qu'il ressentait en voyant ainsi brisés son travail et sa vie. Il essaya donc par amour pour sa mère de s'intéresser à la religion, qu'elle professait, et il fut surpris de voir combien il y avait peu à espérer de ce côté.
    Il regardait la mort avec quelque chose de l’intérêt et de l'anxiété d'un expérimentateur cherchant à imaginer le développement ou l'issue d'un plan dont il eût été le créateur, d'un plan caressé ainsi qu'une chère théorie, mais  à peine avouable.
I1 désirait des preuves - ce qu'il avait réclamé dans toutes ses études - et, pour avoir ces preuves, il était résigné, sinon heureux de mourir. Il paya donc le prix nécessaire et atteignit son but. Il mourut et trouva la preuve, dans les mêmes proportions qu'il l'avait cherchée de son vivant. Son intelligence plus libre, son amour de l'étude et son désir de savoir accrus, ses capacités de compréhension plus claires et plus brillantes, ses sympathies humaines, jusque la comprimées, et s’épanchant maintenant sans contrainte, il se trouvait aussi désireux d'enseigner qu’il l'avait été d'être instruit.

Voici en résumé le récit ou plutôt le rapport qu'il nous fit sur lui-même : « Ne faites pas d'enquête concernant ma carrière terrestre, nous écrivit-il, vous ne découvririez rien ; je ne vous ai pas donné mon nom en entier. Beaucoup de mes parents vivent encore, et je ne désire pas leur causer des ennuis. Acceptez mon récit comme vous m'acceptez moi-même. Il est sincère, autant que l'est mon désir d'être utile.
Par égard à ce désir, nous ne fîmes jamais aucune enquête ; pourtant les occasions ne manquèrent pas. Plus d'une remarque, faite incidemment en discutant tel ou tel sujet, trahit sa connaissance personnelle de savants de différentes nationalités.
Plus tard notre cercle d'amis invisibles fut augmenté par une petite espagnole qui écrivait mal l'anglais, l'entremêlant de mots espagnols ; son écriture était strictement phonétique, et ses expressions celles d'une enfant volontaire et impétueuse de sept ou huit ans. Elle nous dit avoir été brûlée avec sa sœur aînée dans une église de Saint-lago. Elle déclarait Walter son grand ami, et disait l'aimer beaucoup. J'imagine que ses affections étaient plutôt capricieuses, car elle s'attacha promptement à 1’un des membres de notre cercle. Elle l'appelait Georgio, et l'assurait de ses préférences. Depuis ce temps, elle semblait prodiguer toutes ses attentions à ce nouvel ami. Si Georgio ne venait pas, pour une raison ou une autre, Ninia ne venait non plus, ou se montrait inconsolable. Souvent elle trahissait de petits incidents concernant la vie privée de Georgio - ceci à notre grand amusement et à son très vif chagrin. La discrétion était une chose inconnue de Ninia.
- « Vous ne devriez pas raconter des choses semblables, Ninia, » dit sévèrement Georgio, un jour qu'elle nous avait fait la description d'une entrevue entre Georgio et une jeune fille dont Ninia se montrait très jalouse.
- « Pourquoi pas, répliqua-t-elle, puisque c'est vrai. »
- « Cela se peut; mais ce n'est pas joli de la part des petites filles de raconter ces histoires et d'apprendre aux autres ce qui ne les regarde pas. »
- « Il ne faut pas faire des choses dont on ait honte de parler ; Stafford l'a dit à Ninia. »
En dépit de son indiscrétion, Ninia ne permettait à aucun de nous de faire des remarques désobligeantes sur les actions de Georgio. Elle semblait se réserver le droit de se poser comme son mentor, et considérait une réflexion faite par nous comme une infraction à ses pouvoirs.
Fidèle petite amie ! Quelques années plus tard, Mme F. et moi nous voyagions à plus de milliers de milles de distance pour nous asseoir au chevet de Georgio qui se mourait. Je venais tristement d'écrire une lettre sous sa dictée et je la lui relisais. « Merci me dit-il, cela ira ainsi. Je veux essayer de signer maintenant comment ! Ninia ! ... Chère petite Ninia, que cela, est gentil à toi ! » Exclama-t-il. Je le regardais anxieusement, frappée par son expression joyeuse. Son visage était inondé de bonheur.
« Chère petite Ninia, ne pars pas! » fit-il avec des yeux suppliants. Puis remarquant notre air inquiet, il ajouta : « Cette chère petite !... Je suis fatigué, je veux essayer de dormir un moment. »
    Fermant les yeux, il s'assoupit avec un sourire heureux et une expression de paix répandue sur son visage, Nous avions peur que ce ne fût là son dernier sommeil. Lorsqu'il se réveilla, il jeta un coup d'œil anxieux autour de lui, et son regard s'arrêta, se fixa dans l'espace, là où auparavant il avait vu sa petite amie ; aussitôt il sourit, en faisant un petit signe de satisfaction. Il la nomma plusieurs fois dans les heures qui suivirent : « Elle va être fatiguée de m'attendre » dit-il, à un moment. Son esprit ne fut jamais distrait de cette pensée ; il savait qu'un grand changement l'attendait, et la présence de Ninia semblait lui donner du courage. Il nous parla doucement et calmement pendant l'heure qui précéda sa mort, et ses dernières paroles furent : « Chère petite Ninia, chère petite amie ! »
    Je pense quelquefois à nos premières expériences lorsque, novices que nous étions, nous pensions inutile d'encourager des communications telles que celles de Ninia. Combien peu nous savions, combien peu nous nous doutions que la petite visiteuse invisible serait un jour plus puissante que toutes les consolations de l'Eglise et des prêtres, et illuminant le chemin de l'un de nous à travers la vallée de l'ombre de la mort.
Cependant un autre esprit ami se fit connaître et aimer de notre petit cercle. C'était une douce enfant pure et réservée, dont le nom était Félicia Owen, une jeune fille anglaise d'environ vingt ans, qui jusqu'à sa mort, avait été instruite dans une école catholique du pays de Galles. Elle écrivait toujours en vers très doux et très purs, apportant comme un souffle du Ciel. Un jour elle écrivit, et ces mots revinrent à ma mémoire avec une force irrésistible, revinrent tandis que je veillais Georgio mourant :
- « Et quand je vins à mourir cela me sembla si étrange »
- « De retrouver une voix bien aimée et la chaude étreinte d'une main »
- « Pour me recevoir, alors que, tremblante, je me tenais sur le rivage du noir océan, »
- « Roulant entre l'Eternité et moi. »
- « Et cependant il en fut ainsi.»
Félicia ne venait pas très souvent auprès nous. Peut-être n'y avait-il pas dans notre cercle, assez d'âmes semblables à celle de la douce et timide poétesse, peut-être aussi parce qu'ayant été - quoique à contrecœur - reconnu comme médium, je préférais que l’écriture traitât de sujets dont j'étais ignorante. Je ne possédais pas le plus petit don d’écriture en vers, et cela m’ennuyait d’entendre dire « que je pourrais en écrire si j’essayais ». J’étais donc beaucoup plus satisfaite lorsque les communications étaient de nature telles que personne ne pût soupçonner une jeune femme de moins de vingt ans d'être tout à fait familière avec elles.
Quelquefois ma main écrivait avec rapidité et fermeté pendant deux heures sans s'arrêter, tandis que je surveillais le papier, graduellement couvert de la petite écriture serrée de Stafford ou de la grande écriture fière de Walter, et que, de la main gauche, je préparais les nouvelles feuilles de papier nécessaires. Je lisais quelquefois les phrases à mesure qu'elles étaient formées par le crayon ; mais généralement si je m'intéressais ou me passionnais pour ce qui allait suivre, l'écriture devenait incohérente, des mots étaient omis, d'autres étaient fautifs, et le sens n'en était plus intelligible. Mon bras et mon épaule, par moments, étaient tellement douloureux que je me trouvais presque mal ; mais je commençais à trop apprécier ces communications pour ne pas supporter patiemment, même joyeusement, ces bagatelles.
Par les sensations de ma main et de mon bras, je fus bientôt capable de distinguer les différents contrôles (esprits), aucun d'entre eux ne semblant employer le crayon de la même manière. Stafford me causait moins de souffrance qu'aucun autre, quoiqu'il écrivit souvent pendant un temps beaucoup plus long.
Parfois un étranger tentait d'écrire par ma main, et je m'en apercevais immédiatement ; parfois l'écriture était dirigée de droite à gauche, comme si le pouvoir ou l'influence opérait en dessous de ma main. Dans ce cas là, il nous fallait lire l'écriture reflétée dans un miroir. Nos visiteurs les plus assidus étaient les cinq esprits dont j'ai déjà parlé ; excepté lorsque, nous relâchant de notre exclusivisme, nous permettions à quelque personne étrangère de se joindre à notre réunion pour une soirée. Invariablement alors, il y avait une nouvelle addition à notre « cercle d'esprits ». Walter jouait le rôle de maître des cérémonies et introduisait l'hôte invisible. Plusieurs communications intéressantes nous furent données ainsi, car il arrivait fréquemment que l'assistant terrestre fût un étranger pour la majorité d'entre nous, et que nous ne sussions rien de lui ni de ses affaires.
Ces visites accidentelles causaient plus ou moins d'interruption à nos procédés habituels ; mais nous n'eussions pu dire si cela était le résultat de nouvelles influences spirituelles, ou si c'était la conséquence de la curiosité très naturelle, ou du scepticisme - naturel aussi - des assistants momentanés. Certaines personnes semblaient apporter avec elles une recrudescence de force, d'autres, par leur seule présence, paralysaient les manifestations.

Une dame qui, sans relâche, avait insisté pour être admise à nos réunions, fut un soir invitée à s'y rendre. Nous avions précisément eu une série d'expériences très réussies, et nous nous réunissions dans une attente pleine d'espérance, car un phénomène spécial nous avait été promis. Nous primes nos places habituelles ; la dame étrangère fut placée vis-à-vis de moi. Nous attendîmes longtemps, et, à notre désappointement, la table ne fit pas mine de bouger, et nous ne pûmes obtenir même un trait de crayon. En vain nous chantions, nous jouions du piano. En vain nous changions l'ordre de nos sièges. En vain nous demandions quelque signe de présence de nos amis invisibles ; aucun signe ne nous était accordé. Chacun se plaignait de sensations pénibles comme celle de se sentir piqué ou mordillé de différents côtés ; un ou deux d'entre nous avaient le sentiment désagréable d'avoir le visage et les mains couverts de toiles d'araignées. Finalement, après presque deux heures d'attente, nous levâmes la séance, en désespoir de cause.
En prenant congé, et répondant à nos expressions de regrets sur ce non-succès, la dame remarqua triomphalement :
    - « Savez-vous pourquoi vos esprits ne sont pas venus ? Je vous le dirai. C'est parce que j'ai prié Dieu sans cesse, pendant la soirée entière, de nous délivrer du pouvoir de Satan et d'empêcher ses manifestations pendant que j'étais là. Vous n'avez pas eu de manifestations spirites et vous pouvez être sûrs que vous n'en aurez jamais si vous priez, comme je l'ai fait, pour être protégés contre le Malin. Vous pouvez être sûrs que ces manifestations viennent du Diable ; autrement vous auriez eu cette nuit votre succès habituel, malgré mes prières. »
Je n'avais point d'argument prêt en réponse à ceci. Cette dame était mère de filles plus âgées que moi-même, une brave, sérieuse et active femme de pasteur, dont les opinions religieuses avaient grand poids, et qui s'imposait le devoir de surveiller le moral de toutes ses connaissances. Elle se défiait beaucoup de nos expériences et n'avait pas hésité dans nos conversations à ce sujet, à m'exprimer la conviction que nous étions victimes des embûches du Diable.
Aussi ce premier non-succès dans nos expériences, et l'explication que nous en donna cette dame, me dérouta considérablement et j'envisageai l'idée, d'avoir attiré sa Majesté luciférienne au milieu de nous, avec quelque consternation. Cependant, après avoir discuté le pour et le contre des opinions de Mme X...., nous rendîmes le verdict non prouvé, et nous nous décidâmes à continuer nos recherches et à en attendre de nouveaux développements.
Je ne savais pas alors, comme je le sais maintenant, quelle arme puissante peut être la volonté, et combien un élément d'antagonisme peut être désastreux au succès de pareilles séances. Nous avions tout ceci à apprendre. Plus tard nous pûmes nous permettre de sourire devant les affirmations de ceux qui tenaient le Diable pour une aussi grande puissance, et Dieu pour une aussi petite ; mais alors nous étions novices et facilement timorés. Grâce à Dieu, nous eûmes le courage d'aller de l'avant et de chercher à apprendre davantage.

CHAPITRE XII

DE LA SCIENCE ET DES PORTRAITS D'ESPRITS

La généreuse Providence des Cieux
Implanta dans chaque cœur le désir
De choses nouvelles et étranges, pour nous engager
A poursuivre, par un travail continuel,
Les rivages sacrés, qui attendent 1'âme arrivée à la perfection
Dans le sein inépuisable de la Vérité.

A. KENSIDE

    Un soir, pour une raison quelconque nous étions assis dans l'obscurité. Nous avions commencé la séance en plein crépuscule, et, lorsque vint la nuit personne ne proposa de faire de la lumière.
Ayant eu l'idée de regarder la partie de la chambre la plus sombre, il me sembla voir une curieuse luminosité nuageuse, parfaitement distincte, dans l'obscurité. Je la surveillai pendant une ou deux minutes sans rien dire, en me demandant d'où elle provenait et quelle pouvait en être la cause. Je supposai que c'était une réflexion du réverbère allumé dans la rue, bien que jamais je ne l'eusse remarquée auparavant. Tandis que je surveillais le nuage lumineux, celui-ci sembla se condenser, devenir compact et enfin revêtir la forme d'une enfant, éclairée comme par la lumière du jour, une lumière semblant venir non du dehors, mais du dedans, l'obscurité de la chambre servant de fond et mettant en relief chaque contour et chacun des traits de la figure. J'appelai l'attention des autres sur cette étrange apparition, et je ne fus pas médiocrement surprise lorsqu'ils déclarèrent ne rien voir du tout, ni enfant, ni luminosité.
- « Comme c'est étrange, fis-je, je la vois si bien que je pourrais faire son portrait si j'avais du papier et des crayons. »
- « Voici du papier et un crayon, » me dit ma voisine la plus proche. Me saisissant de ces objets, je commençai en hâte à esquisser la tête, les traits et les épaules de la petite visiteuse qui semblait très bien comprendre ce que je faisais.
- « Je crois que c'est Ninia, » remarquai-je, et aussitôt la petite créature affirma vivement de la tête. Je me mis à rire et à exprimer le plaisir que j'en éprouvais, et le dessin fini je le contemplai avec quelque orgueil.
- « Ne trouvez-vous pas que c'est très ressemblant ? » demandai-je à M. F., mon voisin.
- « Il est difficile d'en juger dans l'obscurité, répondit-il. Faisons de la lumière et l'on verra. »
Alors, pour la première fois, je me rappelai que nous étions assis dans l'obscurité la plus noire, et je commençai à penser que j'avais dormi et rêvé de l'enfant lumineuse, et rêvé que mon dessin était ressemblant.

Je tenais nerveusement le papier, craignant que la lumière des bougies ne tombât sur une feuille de papier d'un blanc immaculé. Mais non ! Le dessin y était; je n'avais pas rêvé. Le visage de Ninia nous souriait sur le papier comme elle m'avait souri de son coin sombre. J'avais saisi ses traits très habilement, et je me sentais fière de mon ouvrage.
- « Je puis comprendre que vous ayez vu l'enfant, remarqua quelqu'un, mais je ne puis comprendre que vous ayez pu esquisser son portrait dans l'obscurité. »
Moi-même, je ne pouvais le comprendre. Tout ce que je savais, c'est qu'il ne faisait pas sombre pour moi. Je voyais l'enfant, je voyais le papier et le crayon, sans penser à autre chose; et, dans ce court moment, je ne me sentais sûre de rien. Il me fallait jeter un regard sur l'esquisse pour me convaincre que toute cette histoire ne fût point un rêve.
Ce développement nouveau de ma médiumnité fut une source de joies pour moi, et j'apportai un plus grand intérêt encore à nos séances du soir. Nous demandions à nos amis les esprits de « poser pour leurs portraits, » et nous prenions place, bien approvisionnés de papier et de crayons. Comme nous entrions en été, il devint nécessaire d'assombrir les fenêtres, et nous remarquâmes que les formes lumineuses étaient d'autant plus nettes que l'obscurité de la pièce était plus complète. Ce fut au moins mon opinion, car les autres continuaient à rester obstinément aveugles, ne s'apercevant jamais de la présence de nos hôtes.
Pendant les quelques mois suivants, nos soirées furent entièrement employées à prendre ces portraits. Parfois les formes disparaissaient à ma vue, avant que j'eusse le temps de reproduire leurs traits sur le papier ; parfois je réussissais à esquisser plusieurs portraits pendant une soirée. Si quelque étranger assistait à l'une de nos séances, presque toujours des esprits étrangers y apparaissaient, et je réussissais souvent à faire leurs portraits. En général, ces esquisses étaient immédiatement reconnues et réclamées par les amis de ces esprits. Je gardai les quelques-unes d'entre elles qui ne furent point reconnues. Elles n'étaient point nombreuses. Stafford, Walter, John Harrisson et Ninia furent les premiers à poser - et les dessins que j'en fis sont mes trésors les plus appréciés.
La nouvelle de ce développement particulier de ma médiumnité se répandit bientôt, et je me trouvai, à mon grand ennui, obsédée de visites et de correspondance. De toutes parts, on désirait des portraits d'amis perdus, et l'on semblait croire que je n'avais qu'à fermer les yeux et me mettre à l'œuvre pour fournir des dessins à tout le monde. De différents pays m'arrivèrent des lettres implorant mon secours, me suppliant d'envoyer des portraits de quelque cher disparu. J'essayai de satisfaire tous ces malheureux, mais, à part quelques rares exceptions, je le fis sans succès.
Je reçus entre autres une lettre d'Egypte. Elle venait d'un Hongrois, spiritualiste, accoutumé à avoir des séances spirites chez lui et de fréquentes communications avec  un fils bien-aimé qu'il avait perdu : « Mon fils me dit, écrivait-il, que, si je vous envoie un petit objet lui ayant appartenu, il sera capable de se rendre visible à vos yeux et que vous pourrez  en faire un portrait. »
La lettre contenait un petit mouchoir de soie, que je gardai dans la main pendant ma prochaine séance de nuit. J'attendis patiemment l'événement promis, mais je ne vis rien pendant un temps très long. Puis la silhouette d'un soldat se dessina faiblement dans l'obscurité. Ce n'était pas là ce que j'attendais, mais, à défaut d'autre chose, j'esquissai en hâte les contours de cette apparition. Cependant sa figure s'évanouit avant que j'eusse pu faire davantage, et le dessin resta inachevé.
Pendant plusieurs semaines, je gardai le mouchoir avec moi pendant nos séances, mais sans aucun succès. Un jour quelqu'un me demanda : « Savez-vous quel âge avait le fils de cet homme ? » - Je n'en savais rien. - « N'est-ce point possible alors que ce soit ce jeune soldat que vous avez commencé de dessiner ? »

Je n'en avais eu aucune idée, ayant tout le temps pensé à un enfant. J'écrivis donc au père pour lui demander certains détails, mais je n'en reçus aucune réponse. Et le portrait inachevé du jeune soldat est encore dans mon album, n'ayant pas été réclamé.
Pendant, que je m'occupais de cet étrange travail consistant à reproduire les traits de citoyens d'un autre monde, je m'avisai de l'imperfection de mes dessins, et je pris l'habitude de passer une ou deux heures par jour à dessiner, pour faire progresser mon petit talent. Je travaillai sérieusement pendant plusieurs mois, mais, cela est étrange à dire, à mesure que je perfectionnais mon travail, à mesure mon pouvoir de distinguer les formes lumineuses semblait décroître. Finalement ce fut une rareté, pour moi que d'obtenir un portrait ; et de plus cela sembla éprouver mes nerfs en me causant un violent mal de tête que je conservais un ou deux jours encore après la séance. À contrecœur je me vis donc contrainte à abandonner mes essais. Certes ce don pouvait m'être rendu occasionnellement. Parfois, pendant des semaines j'étais capable de faire de ces portraits d'esprits. Puis je me sentais de nouveau épuisée pour des jours entiers après une séance. Aussi, bien que j'arrivasse toujours approvisionnée du matériel nécessaire, c'était sans l'illusion de pouvoir m'en servir.
À cette époque, notre cercle subit quelques changements. Plusieurs de ses membres avaient quitté la ville, d'autres l'Angleterre, et de nouveaux assistants se trouvaient autour de la table. Il ne restait qu'un petit nombre des anciens membres qui, depuis le début de nos expériences, n'avaient jamais abandonné leurs sièges. Nos études entrèrent dans une nouvelle phase à l'arrivée d'un nouveau visiteur, poussé par le désir d'obtenir un portrait, ou tout au moins d'être présent à l'exécution de l'un de mes dessins. Ce M. Barkas était un homme connu, voire une célébrité. Il possédait des connaissances variées ; il était ami des arts, observateur intelligent et consciencieux, prenant un grand et philanthropique intérêt au développement de la classe ouvrière. Il avait fondé à Newcastle une galerie artistique, un salon de lecture et une bibliothèque, et n'était jamais las de rechercher tout ce qui pouvait lui attirer des visiteurs et contribuer en même temps à leur éducation. De plus il donnait de fréquentes conférences sur les sujets d'actualité occupant l'attention du public. Ces conférences, quelque aride que pût en être le sujet, intéressaient toujours par la façon dont il les présentait. Dès qu'il en occupait la tribune, les salles de conférences, aussi grandes qu'elles fument, étaient remplies jusqu'au dernier siège par un public attentif et intelligent.
M. Barkas, F.-G.-S. était spirite. Il n'essayait point d'imposer sa foi, à qui que ce fût, dans l'existence d'un monde spirituel; mais, en dépit de sa réserve, ses croyances étaient un fait bien connu de tous, et, vu sa qualité d'homme considéré, il était parfois tourné en ridicule d'une manière peu agréable, ce qu'il acceptait avec une inaltérable bonne humeur.
Il devint membre de notre petit cercle intime dans l'espérance de voir quelque chose de nouveau, mais pendant plusieurs soirées, son espoir fat déçu. Enfin, tout à fait à l'improviste, je fus capable de voir et de dessiner le portrait d'une bonne vieille dame qui se disait être de ses parentes. Lui cependant ne la reconnut qu'à son costume, pouvant avoir appartenu à sa grand' mère dont il n'avait conservé qu'un faible souvenir.
Pendant une de ces soirées, et dans l'attente de ce qui pourrait se produire, M. Barkas parla d'une série de douze conférences qu'il voulait faire dans une grande salle du voisinage. Dans la conversation qui suivit, nous comprîmes que ces conférences étaient destinées à vulgariser les connaissances scientifiques dans le public. La première devait traiter de l'électricité, ses usages et applications, ou quelque chose de semblable. M. Barkas nous mentionna les points qu'il voulait essayer de démontrer à ses auditeurs, au moyen d'expériences pratiques. Il nous parla des différentes théories qui avaient été émises pour expliquer ces divers phénomènes. Pendant cette conversation que je suivais attentivement, mais silencieusement, je tenais à la main un crayon au-dessus d'une feuille de papier à dessin, toute prête à esquisser le modèle qui pourrait se présenter. Je sentis ma main devenir froide et engourdie; puis le crayon se mit à écrire, et nous lûmes ces mots - « Puis-je vous demander quelles sont les théories particulières que vous vous proposez de soutenir et de populariser? »
- « Ceci s'adresse à moi, je présume, fit M. Barkas me regardant avec un sourire. Vous intéressez-vous à ces questions ? »
- « Non - oui - je n'en sais rien, répondis-je. Ce n'est pas moi, c'est Stafford qui vous interroge. »
- « Très bien, alors, dit M. Barkas, si cela intéresse M. Stafford, je causerai volontiers avec lui. »
Suivit alors une longue explication concernant différentes théories, leurs mérites et leurs défauts, et concluant par une dissertation sur ses propres vues à lui et sur les raisons qui l'y avaient amené. J'avais essayé de suivre avec attention ces développements, car M. Barkas semblait, s'adresser à moi, mais je ne tardai pas à en perdre le fil, et je me sentis complètement embrouillée par la répétition de termes techniques dont je ne comprenais pas plus la signification que s'ils eussent été de l'hébreu.
Dès qu'il eut conclu, ma main écrivit d'une manière nette, et sans hésiter, ces mots : « Vous vous trompez ; tant que vous ne pousserez pas plus loin vos expériences, elles sembleront bien soutenir votre théorie ; mais allez plus loin, faites les expériences que je vous proposerai, avec votre assentiment, et vous trouverez que vos théories n'étaient même pas discutables.
M. B. - « Vous semblez bien au courant de cette question ; peut-être pourriez-vous m'instruire au lieu de vous renseigner auprès de moi ? »
Stafford. - « Je sais peu de choses, mais j'ai beaucoup lu et quelque peu expérimenté; aussi ces questions m'intéresseront-elles toujours. Il est possible que j'aie remarqué certaines choses ayant échappé à votre attention, et vice versa ; si je puis vous aider, en quelque manière, j’en serai très heureux. »
    Certes, cette façon de renverser les rôles était bien inattendue pour notre savant ami. J'estime que nous nous sentions tous un peu scandalisés devant la froide supériorité de Stafford, car nul de nous ne se fût avisé de mettre en doute les connaissances scientifiques de M. Barkas, ou l'exactitude des théories qu'il se plaisait à soutenir. En même temps, je me sentais, bien qu'en secret, fortement portée en faveur de Stafford, et j'étais anxieuse de savoir comment il sortirait, à son honneur, de cette situation.
J'imagine que le même sentiment préoccupait les autres membres de notre cercle, car, lorsque, après presque trois heures de discussion, M. Barkas dit à Stafford : « Eh ! bien, mon ami, je vais suivre votre conseil, et je choisirai un autre sujet de conférence ; de plus je vais faire les expériences que vous me suggérez, et je verrai ce qui en résultera ». Une grande satisfaction se traduisit dans la contenance et les paroles du reste des assistants.
Nos séances prirent un caractère tout différent après la découverte de la compétence de Stafford en matière scientifique. M. Barkas, surpris de voir sa science mise quelquefois en échec, en avait parlé à ses amis qui, sans s'intéresser pour cela aux manifestations spirites, n'en étaient pas moins curieux de voir une jeune dame, d'une éducation ordinaire, discourir avec compétence sur les sciences naturelles, et signaler les sophismes contenus dans les propositions présentées par des savants. Ces messieurs demandaient la permission d'assister à nos séances hebdomadaires, et généralement ils arrivaient armés d'une longue liste de questions sur des sujets scientifiques, préparées, évidemment, dans le but d'embarrasser la jeune dame, plutôt que d'en obtenir des renseignements.
Stafford intervenait tranquillement et écrivait :
- « Je serai enchanté de vous rendre quelque service, mais mettons un peu d'ordre dans notre travail et n'étudions qu'une question à la fois. »
- « Voulez-vous nous dire quels sujets vous sont le plus familiers ? »
- « Je ne connais aucun sujet d'une manière spéciale ; mais, comme vous, j'ai la un peu de tout. Si vous me nommez les sujets que vous désirez approfondir avec moi, je vous dirai si je suis en état de les discuter. »
- « Eh bien ! Nous vous proposons le sujet de « la lumière ». »
- « Très bien et ensuite ? »
- « Le son, l'acoustique, la musique, l'harmonie. »
- « Et après ? »
- « Mais si nous discutons tout cela, nous craignons d'abuser de votre patience ; s'il n'en est pas ainsi, nous choisirons d'autres sujets ensuite. »
Alors commença une joute d'esprit qui se poursuivit plusieurs mois. Comme Stafford l'avait suggéré, les questions posées n'étaient admises que touchant un même sujet par soirée. Il arriva même que la discussion d'un seul sujet prenait plusieurs soirées ; pendant leur intervalle, la personne qui avait engagé cette discussion correspondait avec les autres savants de la contrée, pour vérifier les explications de Stafford, et en même temps pour recueillir les matériaux des questions à poser.
Pour moi je ne prenais guère d'intérêt à ces discussions, en dehors de mon vif désir de voir Stafford se montrer capable de lutter avec plusieurs hommes éclairés et désireux, me semblait-il, de prouver leur supériorité intellectuelle. Je ne comprenais pas les termes techniques employés constamment, et je me demandais quelquefois si les questionneurs les comprenaient eux-mêmes.
Généralement, pendant ces séances prolongées, je m'amusais à étudier le jeu de physionomie des diverses personnes assises autour de la table, et à méditer sur la quantité considérable de connaissances qu'elles s'assimilaient pendant ces conversations savantes.
L'un de ces messieurs avait l'habitude de fermer les yeux, comme s'il s'absorbait tout entier dans quelque grave problème scientifique. Un soir, au beau milieu d'une réponse fort longue que ma main écrivait, nous entendîmes, du côté de ce profond chercheur, un ronflement caractéristique qui me fit éclater de rire, et j'eus la plus grande difficulté à me contenir assez pour pouvoir continuer à écrire.
Parfois Stafford répondait ainsi à une question :
- « Je ne sais pas ; mais je veux aller prendre des informations, et je vous apporterai tout de suite la réponse. »  Il y avait alors arrêt de l'écriture pendant quelques minutes ; puis le crayon se remettait en mouvement et répondait à la question.
Souvent alors, Walter ou Ninia remplissaient ces intervalles d'attente par des remarques plaisantes ou des réflexions sur l'aridité du sujet traité, s'étonnant que nous pussions nous y plaire. Parfois j'avais la possibilité d'esquisser le portrait de quelques-uns de nos esprits visiteurs ; mais cela était très rare. En général, je quittais nos séances excessivement lasse et tout à fait épuisée. Ma santé n'était pas bonne, des soucis et des chagrins domestiques m'éprouvaient durement, et, sans l'intérêt immense que je prenais à ces séances, j'eusse été tentée de les abandonner pour un certain temps. Mais je n'eus pas le courage de tromper les nombreuses espérances de mes amis, et je résistai aussi longtemps que mes forces le permirent.
Les quatre sujets précédemment indiqués furent l'objet de discussions pendant longtemps. À propos du son, Stafford décrivit dans ses plus petits détails un appareil pouvant transmettre les ondes sonores à des distances illimitées, cet appareil, disait-il, serait bientôt connu dans le monde entier. Cette déclaration fut poliment accueillie, ainsi que nous avions l'habitude de recevoir les communications venant de Stafford, et l'un des assistants remarqua, en parlant après coup de cet appareil : « Ceux qui vivront le plus longtemps verront le plus de choses. »

Pourtant nous n'eûmes pas à vivre de longues années avant que l'usage du téléphone, décrit par Stafford, se répandit dans le monde entier.
Une autre invention dont il nous annonça l'apparition fut ce qu'il appelait un «Désignographe », appareil par lequel une personne se servant d'un crayon ou d'une plume, à une extrémité de la terre, pourrait, à son autre extrémité, reproduire sa propre écriture sur du papier, au moyen de certaines combinaisons électriques. Ainsi des dessins et des plans pouvaient se trouver fidèlement transmis d'un bout du monde à l'autre. Il y a vingt-cinq ans de cette prédiction, mais l'appareil annoncé ne parut que dans ces dix dernières années, et encore n'est-il pas connu et appliqué d'une manière générale.
- « Mon cher Stafford, dit un soir M. Barkas, nous avons épuisé tout notre fonds de connaissances en vous questionnant. Ne pourriez-vous nous indiquer quelque autre sujet intéressant pouvant donner matière à discussion ? »
- « C'est à vous d'en indiquer un, » répondit Stafford.
- « Je n'en connais aucun qui puisse être d'un intérêt général, dit M. Barkas avec un sourire qui me fit penser à mon voisin le dormeur ; mais j'ai, parmi mes amis, un docteur en médecine qui me demande souvent à faire votre connaissance. Peut-être aurait-il quelque sujet intéressant à vous proposer ? »
- « Je serais très heureux de me trouver avec l'un de vos amis. »
En conséquence, le médecin vint et proposa l'anatomie comme sujet d'entretien. La discussion se poursuivit pendant une ou deux soirées et sembla exciter un grand intérêt, le médecin et Stafford rivalisant d'expressions et de termes latins. Après les os, les nerfs furent discutés, et Stafford parut ici prendre l'avantage. Une fois il s'arrêta brusquement au milieu d'une phrase en disant :
- « Attendez un instant, je vais consulter un de mes amis sur ce point ; il est mieux informé que moi. »
    Pendant une demi-heure, Walter nous entretint, en imitant d'une manière plaisante le «Gouverneur » et en nous faisant une dissertation scientifique sur les propriétés d'un gaz qu'il nommait Oxyhydronitro-ammoniac. Questionné sur la signification de ce mot, il nous dit : «Quand je parle de sujets scientifiques, je préfère me servir de termes scientifiques », voulant évidemment railler le médecin dont la conversation était presque inintelligible pour des esprits ordinaires, tant il faisait un usage excessif de termes techniques.
Après une demi-heure d'absence, Stafford revint, bien pourvu des renseignements désirés, et la discussion fut reprise sur les fonctions de certains nerfs.
- « Willis me dit..., » commençait-il, lorsque le médecin qui surveillait les mots à mesure qu'ils se formaient sur le papier l'interrompit brusquement :
- « Willis ? Quel Willis ? Parleriez-vous du grand Dr Willis, autorité reconnue pour tout ce qui touche au système nerveux et à son fonctionnement ? »
- « Oui, je crois qu'il est considéré comme une autorité ; c'est pour cela que je me suis adressé à lui ; il dit que certains nerfs du cerveau ont reçu son nom. »
- « Étonnant ! » s'écria le médecin. Et il me sembla qu'à partir de ce moment, son respect pour Stafford s'était singulièrement accru.
Quant aux questions musicales, momentanément abandonnées parce que nous ne connaissions personne, étant suffisamment au courant pour engager une discussion, nous fûmes enfin assez heureux pour exciter l'intérêt de M. William Rae, organiste de distinction et très apprécié. J'avais fait partie de ses chœurs comme élève, pendant quelque temps, et j'avais conçu pour lui beaucoup de respect et d'affection.
Comme je l'ai déjà dit, je n'ai jamais étudié la musique, et je n'y portais qu'un intérêt très superficiel, aussi la discussion ne me promettait-elle aucun plaisir.

Stafford expliqua qu'il n'était point un musicien exécutant, mais qu'il avait lu quelques livres sur la théorie de la musique. Qu'il fût ou non musicien exécutant, il montra bientôt une connaissance plus large et plus profonde de ce sujet que M. Rae lui-même, et l'organiste déclara qu'il écrirait à quelques-uns de ses amis pour avoir leur opinion et leurs conseils avant de revenir sur cette question. Stafford y consentit, et, la semaine suivante, M Rae nous arriva avec une longue lettre de sir Jules Benedict, contenant des explications tout à l'avantage de Stafford, par rapport aux questions discutées.
Les sujets de la musique, de l'harmonie, des différents modes de construction des orgues et d'autres instruments de musique ne semblaient jamais devoir prendre fin. Malgré mon désir très naturel de demeurer polie et complaisante envers les bons amis qui suivaient ces discussions avec un si grand intérêt, je commençais à me sentir terriblement lasse, et ma santé, qui n'avait jamais été bien forte, menaçait de se ruiner tout à fait sous le poids des soucis divers qui pesaient si lourdement sur mes épaules.
Selon toute probabilité, Stafford vit que j'avais besoin de repos, et, à la fin de l'année consacrée aux problèmes scientifiques, il déclara qu'il fallait les interrompre pour un certain temps, quitte à les reprendre plus tard. L'un des sujets d'étude proposés - la chimie - n'avait point encore été effleuré, faute d'un interlocuteur assez expérimenté en cette matière.
M. Barkas fit remarquer que, tout en approuvant Stafford de vouloir me procurer du repos, il était très regrettable de n'avoir pas traité ce sujet antérieurement, d'autant plus qu'un chimiste des plus connus en ce temps-là, M. Bell, venait de demander sérieusement à avoir un entretien avec Stafford. Mais celui-ci demeura inexorable ; M. Bell dut attendre ; la santé du médium étant de bien plus grande importance que la discussion de n'importe quelle question. En conséquence, il n'y avait plus rien à dire.
M. Barkas termina la série de ses conférences en traitant des récentes expériences psychologiques. Dans cette dernière conférence, sans trahir l'identité d'aucun des assistants de nos séances, il rendit public ce qu'il appelait « Réponses extraordinaires à des questions sur des sujets scientifiques, données par une jeune dame d'éducation très ordinaire ».
Je ne fus point flattée, alors, de cette appréciation sur mon éducation, mais, en surmontant le sentiment de dépit que j'en éprouvai, je dus bien me confesser que, dans le domaine des sujets qui avaient été traités, mon éducation était véritablement fort limitée. Je n'avais donc pas le droit de m'offusquer de la remarque.
Tous les manuscrits de ces séances, bien que m'appartenant, avaient été empruntés par M. Barkas, dans le but d'en publier des extraits.
Après sa mort, on me les rendit, mais, en même temps, on me pria de ne pas les publier et de ne pas faire connaître son nom à leur propos. C'est pourquoi je n'ai fait allusion qu'à ce qu'il a publié lui-même de ces séances, ou du moins, à ce qui est tombé dans le domaine public.

CHAPITRE XIII

UNE LUEUR DE VÉRITÉ

Le conflit du Présent avec le Passé
L'idéal et le matériel dans notre vie,
Me tiennent comme dans un champ de bataille
Où ce monde et le monde à venir seraient en lutte.

LONGFELLOW.

    Ces expériences, qui avaient duré pendant quatre ans, avec peu d'interruption, touchaient donc à leur fin. La mort avait frappé de grands et de terribles coups. Ceux qui m'étaient le plus proches et le plus chers étaient tous partis. Le Pays de l'Ombre les avait accueillis successivement, et je demeurais seule. Je me sentais angoissée et lasse, tant les soucis et les troubles de toute sorte pesaient sur mes épaules, qui n'auraient pu en porter davantage. Finalement, un gros froid que je contractai, à la fin de l'automne, sembla ébranler ma constitution, en se portant aux poumons. Mon médecin, craignant également un cancer interne, me conseilla fortement de me rendre dans des climats plus doux, si je tenais à conserver la vie.
C'est ainsi qu'apathique, indifférente, sans aucun espoir, je voyageai sur les rivages de la Méditerranée. Je ne prenais plus intérêt à rien. Fatiguée, épuisée par les soucis et le chagrin, la vie me semblait bien peu de chose pour y tenir ; je n'avais plus rien à espérer. Le médecin avait dit qu'à moins de quelque changement radical, je n'avais plus longtemps à vivre ; peut-être trois mois, dans tous les cas pas plus de six mois ; et c'est ainsi que l'on m'avait envoyée dans le Midi pour y mourir. J'étais plutôt désireuse de mourir ; j'avais vécu, j'avais perdu tout ce qui rend la vie précieuse ; il valait donc mieux m'en aller de bonne heure. Je n'avais plus d'attaches sérieuses et très peu d'amis ; mon intérêt pour le spiritualisme m'avait aliéné l'affection de ma famille. Il semblait donc réellement que, cette fois, la mort n'eût pu mieux choisir en frappant un être sans utilité et n'ayant plus aucun intérêt pour la vie.
Mais la jeunesse fournit de merveilleuses ressources à la vitalité, et la santé ranime bientôt l'amour de l'existence en montrant l'avenir sous de brillantes couleurs. Presque en dépit de moi-même, je jouissais de sentir ma force renouvelée chasser le sang plus rapidement dans mes veines, de sentir mes nerfs vibrer en réponse au réveil de la nature, sous ce beau ciel ensoleillé du Midi. Je guettais, de mon lit de malade, la transformation de l'hiver en beau printemps, et il me, semblait que, pour la première fois de ma vie, je concevais la beauté de l'Univers. Le charme des cieux, de l'air, de la verdure et des rayons de soleil me pénétrait, en revêtant une nouvelle signification. Je tendais les bras à toute chose avec le désir, de les comprendre, avec le désir de m'unifier avec la nature. Je sentais une vie nouvelle entrer dans mon âme ; l'espérance bondissait hors de la tombe où j'avais cru l'enterrer pour toujours ; et, avec une sorte de joie exaltée, je me disais : « Il fait bon vivre, » et je remerciais Dieu de ce don béni. Cependant, rien n'avait changé dans mon entourage, seul un rayon de soleil avait traversé les nuages amoncelés autour de moi, et, dans la petite ouverture qu'il y avait faite, j'avais lu que la vie n'est pas sans prix parce que les soucis et les chagrins y ont fait irruption.
À partir de ce moment, je fis de rapides progrès sur la route de la santé, et, ma force physique s'étant accrue graduellement, je pus regarder sérieusement ma vie en face, et en même temps jeter un coup d'œil en arrière sur le passé, sans perdre foi en l'avenir. C'est alors que je compris la véritable signification du spiritualisme. Tout étrange que cela puisse paraître, je n'avais jamais, en dépit de toutes nos expériences, accepté la théorie spirite comme une explication et une conclusion indiscutables. Il n'y avait pas un membre de notre petit cercle qui ne se traitât de spiritualiste ; moi je ne m'étais jamais considérée comme telle. Peut-être l'étais-je, dans mon for intérieur - mais la différence entre les enseignements reçus dans ma jeunesse et la nouvelle doctrine était trop grande pour qu'une conciliation fût possible.
Les opinions de quelques spirites avérés m’épouvantaient. Un jour, en causant avec un adepte bien connu de la cause, nous parlâmes de la vie et de l'œuvre du Christ. A mon déplaisir infini, il discuta jusqu'à l'existence du « Fils de l'Homme ». C'était un mythe, une idée, non une individualité. L'existence d'une Divinité était également discutable. Dieu était un épouvantail pour en imposer aux faibles, ou une amorce pour attirer les égoïstes, qui s'efforçaient de le servir par peur des conséquences, ou pour gagner leur salut.
    Tout ceci me semblait terrible. Ma nature entière se soulevait, révoltée. Je ne pouvais accepter de telles idées. Je lisais ma Bible avec plus d'attention que jamais, essayant de concilier ses enseignements avec ceux des esprits. Parfois je tombais sur des paroles de consolation et de lumière auxquelles je me rattachais passionnément, comme à une clef de ces mystères. Puis je retombais dans mon abîme de désespoir, sans voir le  moyen d'en sortir. Il me semblait être devenue un être double ; l'un des moi se cramponnant aux vieilles doctrines et les défendant dans chacun de leurs points, l'autre moi assaillant, assiégeant et mettant à bas toute résistance, pour me laisser ensuite faible et découragée, sous le coup de ces lattes intérieures.
Personne n'était là pour m'aider ou me conseiller. Ceux à qui je m'adressais ne voulaient même pas discuter la question et déclaraient le spiritisme une œuvre diabolique. D'autres, les « Agnostiques », ainsi qu'ils se nommaient, bien que je ne comprisse pas alors la signification de ce terme, traitaient de ces questions avec un calme philosophique, et m'avertissaient de ne pas me tourmenter à ce sujet, ou encore me conseillaient de croire en ce qui pouvait me rendre heureuse, et de ne pas me préoccuper du reste. « Ce qui existe, existe, » disaient-ils, et ni mes croyances, ni mes doutes ne pouvaient rien changer à la surface du monde. Je retournais donc à mes luttes intérieures ; mais je ne pouvais adhérer à l'idée que ces manifestations provinssent du Diable. Le caractère des communications de John Harrisson ou de la douce Félicia Owen était la preuve absolue du contraire. Les écrits sentencieusement religieux de John Harrisson émouvaient pour le moins autant que les sermons de notre vieux pasteur ; et leurs paroles de terminaison étaient toujours accueillies avec un soupir de soulagement. Certainement il n'y avait pas plus de Satan dans John Harrisson que dans notre bon vieux pasteur.
C'est pendant ces semaines de convalescence, alors que l'amour de la vie avait jeté de nouvelles racines en moi, que je commençai à comprendre et à accepter les enseignements de mes amis les esprits. Je ne sais pas très bien comment cela m'arriva. Les journées paisibles passées sous la verdure des arbres, sous le grand ciel bleu et les rayons du soleil qui traversait les branches, tout cela contribuait à m'éclaircir les choses. Je n'étais plus assaillie de tous côtés par des opinions contraires et des controverses.
J'étais seule avec la Nature, et, à nous deux, nous combattions ; à nous deux nous avancions sur le vieux terrain, pied à pied. Il me semblait maintenant que ces choses, irréconciliables lorsqu'elles étaient regardées à travers les lunettes colorées des vieilles doctrines, devenaient pures et harmonieuses sous la blanche lumière du ciel.
Étudiés en partie seulement, ces enseignements ne semblent point avoir quelque parenté entre eux ; mais, vus comme un tout, ils sont étroitement liés ensemble et forment une parfaite et glorieuse vérité. Il en est de même du coloris brillant d'un feuillage d'automne. Bien que le vert vif y contraste fortement avec un riche cramoisi, ces deux couleurs sont unies par d'innombrables et délicates gradations de teintes - comme des ombres de couleur, - et le feuillage se trouve être d'une parfaite harmonie.
De même, lorsque je considérais séparément les enseignements de l'Église et ceux des esprits, je ne pouvais en discerner que les contrastes. - Je ne pus saisir la beauté et l'harmonie -qui les reliaient entre eux et en formaient un tout parfait et magnifique, que lorsqu'il me fut donné, grâce à une mystérieuse intuition, de les contempler à travers un milieu plus transparent que les dogmes des Eglises et les opinions individuelles des professeurs de théories en « ismes ».
À la vérité, bien des choses encore me furent et me sont restées inexplicables ; mais je sentis que j'avais trouvé la clef d'un monde nouveau : monde si neuf, si merveilleux, baigné d'une si pure et si brillante lumière qu'il me suffisait d'exposer mes difficultés à ses rayons pénétrants pour qu'elles fussent aussitôt atténuées, adoucies ou expliquées.

CHAPITRE XIV

DES SAVANTS DEVIENNENT SPIRITUALISTES

À vrai dire, Il n'y a d'autre connaissance
que celle acquise par le travail ; tout le reste n’est qu'une
hypothèse de la connaissance ; une
chose à discuter dans les écoles ;
une chose flottant dans les nuages,
dans un tourbillon sans fIn, jusqu'à
ce que nous ayons essayé de la fixer.

CARLISLE

    Lorsqu'on a fait une grande découverte ou que l'on s'imagine en avoir fait une, je pense que la première impulsion est d'en répandre la nouvelle autour de soi, ne doutant pas que cette nouvelle soit passionnément accueillie et aussi hautement appréciée par le reste du monde que par soi-même.
Ainsi qu'on l'a vu, beaucoup des phénomènes spirites m'étaient familiers depuis trois ans et davantage ; dès mon enfance même, je m'étais habituée à quelques-uns d'entre eux. Mais la foi dans ces manifestations ne constitue pas nécessairement un spiritualiste, bien qu'il soit d'usage de désigner ces sortes de croyants par ce titre.
Jusqu’à ce moment cela m'avait déplu de m’entendre nommer une spiritualiste ; ce terme me semblait impropre, n'ayant aucune signification spéciale. Croire en de certains faits, qui ont paru clairs à l'intelligence la plus ordinaire, n'implique pas avoir droit à ce titre, pas plus que de croire à l'existence des étoiles et des planètes ne donne le droit de se nommer un astronome. D'un autre côté, les meilleurs, les plus sincères spiritualistes que j'aie connus n'avaient point eu besoin, pour voir leur foi s'affirmer, de ces manifestations qui sont si nécessaires à d'autres, étant pour eux les premiers pas sur la route des lois reliant le monde spirituel au monde matériel.
J'ai connu des personnes très expérimentées en matière de phénomènes spirites, des personnes ayant une foi inébranlable en leur origine spirituelle, et qui cependant étaient - si j'ose dire ainsi - des croyants matérialistes en les phénomènes spirites, et pas du tout dans le spiritualisme même, auquel elles ne connaissaient rien. Au sujet de ces personnes, je me rappelle une entrevue que j'eus avec deux dames désireuses de me connaître. Elles se trouvaient ensemble, perdues dans une contrée étrangère ; entendant dire que j'étais Anglaise et spiritualiste, elles me rendirent visite. Après le dîner, le sujet de conversation tomba sur le spiritisme. Ces dames expliquèrent à mes autres invités qui savaient peu, ou ne savaient rien de la question, qu'elles avaient été spiritualistes pendant trois ou quatre ans ; qu'elles avaient ou des séances avec les meilleurs médiums, sans regarder à la dépense, et n'avaient rien négligé dans leur minutieuse investigation. Elles se disaient de « vraies sorcières » dans l'art de découvrir des médiums, et, ajoutaient n'avoir jamais manqué d'interviewer tous ceux qu'elles avaient rencontrés.
A ce point de vue-là, je me sentis infiniment reconnaissante de leur ignorance à mon égard comme médium.
- « Mais, dit l'un de mes hôtes, quoique tout ceci soit très intéressant et très étrange, je ne puis en voir du tout la nécessité. En quelle manière cela peut-il ajouter au bonheur de quelqu'un de savoir que ses chers amis n'ont pas de meilleure occupation dans l'autre monde que de faire tourner des tables dans celui-ci, de parler un mauvais anglais par le médium, où d'apparaître comme des caricatures d'eux-mêmes en matérialisations spirites ? Le spiritualisme de Christ me semble bien plus beau ; et il suffit à tous les besoins de ceux qui croient en lui. »
- « Oh ! Oui, certes ? mais nous avons rejeté tout ceci : nous ne croyons pas en Christ ; nous désirons quelque chose de plus réel et de plus tangible que les vieilles légendes. Certainement le Christ était très bon, et, dans les anciens temps, ses enseignements étaient suffisants. Mais notre âge de lumière a besoin de quelque chose de mieux. »
Le matérialisme de ces spiritualistes me semblait extrêmement décourageant. Pour eux, spiritualisme voulait dire phénomène ; rien de plus. Leur profession de foi était une excuse très commode pour les dispenser de leurs devoirs religieux devenus une charge pour eux - et elle leur était, en outre, un moyen d'obtenir une admission à des séances où les spiritualistes seuls étaient convoqués. Mais, en dehors de cela, ce terme n'avait aucune signification pour eux. Entre ces adhérentes éclairées à la cause spiritualiste et moi-même, il n'y avait que peu ou point de sympathie. Nous suivîmes des voies différentes, ne nous rencontrant que rarement. Elles sont probablement encore à la chasse aux médiums, quoique la capture n'en soit pas chose facile dans le pays où elles habitent.
Je n'avais aucune idée que de telles différences d'opinions pussent exister entre les adhérents d'une même cause, et cette découverte ne me causa pas peu de perplexité. J'étais désireuse de proclamer partout le monde la grande vérité que j'avais découverte. Jamais il ne me serait venu à l'esprit que le monde ne la recevrait pas aussi joyeusement que je l'avais reçue. Je pensais que je n'aurais qu'à parler de ma découverte pour communiquer à mes auditeurs la joie que j'en ressentais. Et cependant mes déclarations furent reçues généralement avec incrédulité. On m'écoutait poliment, mais on se refusait à croire sans une démonstration évidente. J'essayai d'en donner, et c'est alors que je fis une nouvelle découverte, une découverte semblant vouloir renverser mes beaux plans de régénération du monde. Les manifestations qui s'étaient succédé, durant les années d'expériences nombreuses et plus étonnantes les unes que les autres, et cela sans me demander aucun effort, me semblèrent alors presque impossibles à obtenir spontanément, comme je les avais vues se produire. Le pouvoir d'écrire sur des sujets scientifiques, qui avait occupé tant de mois notre temps et notre attention, ce pouvoir parut complètement anéanti. Aux questions posées, il était si sottement répondu, que je m'en sentais, par moments, réellement irritée. La faculté de clairvoyance, qui m'avait rarement manqué, dans notre petit cercle, finit par devenir faible et incertaine, et les mouvements de la table n'avaient plus aucune signification, tant ils étaient devenus incohérents.
J'avais été trop gâtée par la facilité avec laquelle toutes ces manifestations avaient été obtenues précédemment pour supporter avec patience tous ces échecs. Ce ne fut donc pas sans dépit que je vis le maigre résultat de ma mission, et que je commençai à comprendre mon ignorance des lois qui gouvernent toutes ces choses. Les personnes avec lesquelles j'avais expérimenté auparavant - que ce fût par hasard ou par bonne fortune - étaient particulièrement aptes à ce genre de travail. Maintenant que je me trouvais privée de l'appui et de la coopération de mes amis, le résultat des manifestations dépendait de moi seule ou de l'aide incertain d'expérimentateurs de diverses opinions, et possédant moins de connaissances que moi sur cette question.
Je savais que nous avions réussi, et que je réussirais si des conditions semblables pouvaient être remplies. Aussi mon œuvre était pénible et bien décevante en différentes manières. Je désirais convertir le monde, et le monde ne voulait pas être converti. Le monde suivait son propre chemin, et je ne pouvais lui imposer une conviction qu'il ne demandait point.
En même temps, une ardeur missionnaire s'emparait de moi, me laissant peu de repos. Je rêvais, je combinais des plans pour faire connaître et pour répandre la réalité du monde spirituel et les moyens de communiquer avec ses habitants mais tout fut inutile, soit parce que le monde n'en désirait rien savoir, soit parce que je n'eus pas le pouvoir de produire des phénomènes satisfaisants à son gré. Je n'avais jamais eu l'idée que quelqu'un pût douter de mes récits quant à ces phénomènes divers, aussi cela m'était très désagréable de voir ces doutes trahis par un froncement significatif des sourcils, ou un haussement d’épaules, si mes auditeurs étaient assez polis pour m'épargner tout commentaire.
J'exposai mes difficultés à mes amis spirituels, en leur demandant leur avis. Ils me conseillèrent d'être patiente, de ne point chercher à instruire les autres avant de l'être moi-même, de ne point tenter de réformer le monde ni de redresser l'Église, mais simplement de faire le travail le plus à ma portée, et de le bien faire.
Tout en essayant de suivre ces conseils, il m'était souvent difficile de savoir comment agir, lorsque je me trouvais entourée de personnes portant le plus grand intérêt à la question spiritualiste. Il me semblait coupable de leur refuser du secours, même si je doutais de la sincérité de leur profession de foi. En vérité, c'était une œuvre décourageante à remplir, et si je n'avais trouvé une on deux brillantes exceptions dans cet abîme de déceptions, il est possible, que mon courage n'eut pas tenu bon.
Après que ma santé eut été, en grande partie, rétablie grâce à mon séjour dans le midi de la France, je fis une ou deux visites à quelques-uns de mes amis ; je passai quelques mois avec M. et Mme, F., résidant alors en Suède, et j'accompagnai des amis à Leipsig, où, par l'aimable intermédiaire de M. James Burns, de Londres, je fus mise en relation avec le célèbre professeur Zöllner. C'est grâce à l'intérêt de M. Zöllner et à celui de sa mère que mon séjour en Allemagne fut l’une des encourageantes exceptions dont je parlais tout à l'heure.
A la veille de mon retour en Angleterre, un événement accidentel m'obligea à accompagner mes compagnons de voyage à Breslau, au lieu de m'en retourner, via Hambourg, en Angleterre. Ce changement dans mes projets ne m'agréait point, car il en renversait plusieurs ; mais je n'aurais pu, par humanité, déserter mes compagnons de route dans les circonstances qui s'étaient produites.
Lorsque ce changement d'itinéraire fut communiqué, au professeur Miner, il fit cette remarque : « J'ai un ami à Breslau ; mon plus ancien ami d'enfance, et, jusqu’en ces derniers temps, nos opinions variaient rarement sur, n'importe quel sujet. Malheureusement  il n'a jamais pu tolérer mes idées sur le spiritualisme, et ce nuage élevé entre nous a détruit en grande partie notre longue amitié. J'en souffre beaucoup, mais je ne puis renoncer à ma foi spiritualiste, même en faveur de mon plus cher ami. Tout ce que je puis espérer, c'est qu'il montre plus d'indulgence, un jour, envers mes idées. Si vous pouviez faire de lui un spiritualiste, vous me rendriez le plus grand service ; il n'y a rien au monde que je désire autant. »
- « Très bien, répondis-je en plaisantant à demi, j'en ferai pour vous un spiritualiste. Comment se nomme-t-il ? »
- « Le docteur Friese, » me cria-t-il, comme le train s'ébranlait.
    Le voyage était long et la nuit fraîche. En conséquence de mon rapide changement de plans, mon bagage avait pris une fausse direction et je ne possédais que quelques effets insignifiants ; aussi, à mon arrivée à Breslau, je me sentis très souffrante, et je pris le lit que je fus obligée de garder plusieurs jours. Un matin, sans introduction, un monsieur pénétra dans ma chambre. Je compris seulement le titre de docteur donné par la femme de chambre qui lui ouvrit la porte. J'en conclus naturellement que c'était un médecin prévenu par mes compagnons de voyage, et je commençai de lui décrire toutes mes misères.
- « Mais, chère Madame, vous vous trompez ; mon nom est Friese. »
- « N'êtes-vous pas un médecin ? »
- « J'en porte le titre, mais je ne suis pas docteur en médecine. Je venais vous voir sur la recommandation de mon vieil ami, le professeur Zöllner, de Leipzig, dont je viens de recevoir une lettre. »
Vraiment cela était pour moi une surprise désagréable. Je ne savais plus que faire ni que dire ; mes joues brillaient, et j'aurais voulu me cacher dans mes draps pour pleurer. Il vit mon embarras, ou le ressentit pour moi, car il se mit à critiquer le service de l'hôtel qu'il jugeait mal fait, trop restreint, et qu'il accusait de cette erreur. Je lui dis que je savais peu de choses à ce sujet, mais que, d'une manière ou d'une autre, personne ne s'était inquiété de moi, depuis notre arrivée. Mes amis me demandaient chaque jour comment je me trouvais et si j'avais besoin de quelque chose, et c'était tout. Comme je ne semblais désirer rien autre que de rester tranquille, ils se soumettaient parfaitement à ce désir.
J'imagine que le Dr Friese employa un langage très énergique. Je ne comprenais pas l'allemand, ainsi je ne puis savoir les paroles dont il se servit mais l'effet en fut merveilleux.
Pendant les heures suivantes, il n'y eut pas un petit manque d'attention. Puis le docteur revint dans ma chambre accompagné d'un médecin et de la maîtresse d'hôtel. On discuta la possibilité de me transporter dans la maison du Dr Friese ; mais la maîtresse d'hôtel protesta, là-dessus, déclarant qu'à l'avenir il n'y aurait plus aucun manque de soin de la part du personnel de l'hôtel. Elle avait supposé que l'autre dame, arrivée avec moi, avait fait tout ce qui était nécessaire ; autrement je n'eusse pas été négligée.
Selon moi, c'était beaucoup de bruit pour rien, et je suppliai qu'on ne se donnât pas d'ennuis à mon égard. Enfin la question fut vidée. Je me décidai à rester à Breslau jusqu'au moment où je serais assez bien pour retourner en Angleterre. Mes compagnons de voyage, eux, étaient désireux de poursuivre leur chemin. Ils partirent donc le matin suivant. Le Dr Friege et sa sœur insistant pour que je vinsse habiter chez eux jusqu'à mon rétablissement complet, je devins leur hôte. L'hiver était long et pluvieux ; je ne pus facilement me débarrasser du refroidissement que j'avais contracté ; aussi mon séjour à Breslau se prolongea indéfiniment.
Le Dr Friese était l'un des hommes les plus méthodiques que j'eusse jamais rencontrés ; aussi, dès que je me fus décidée à ne retourner en Angleterre qu'après la saison d'hiver, il me dressa un plan pour mes occupations et mes études journalières. Je dirai en outre que le Dr Friese était un peintre accompli et un musicien enthousiaste ; mais par-dessus tout il était professeur. Je ne pense pas qu'il aurait pu, dans aucune circonstance, réprimer son penchant à  instruire toute jeune personne venant à lui être confiée. Il déclara bientôt que les défauts de mon éducation avaient besoin d'être corrigés ; et il s'en occupa lui-même, au moyen de règlements autoritaires auxquels il me fallait obéir humblement. Et non seulement il organisait des règles, mais il entendait qu'on les suivit ponctuellement ; il n'y avait pas moyen d'y échapper, et certes personne ne songeait à y contrevenir. Sa vie était réglée comme une horloge, et celle de tous les siens l'était par contrecoup -Voici les règles qu'il m'imposa :
Sept heures trente. - Lever - bain - toilette avec l'aide d'une femme de chambre.
Huit heures. - Déjeuner.
De neuf heures à onze heures. - Dessin ou peinture.
De onze heures à midi et demi. - Promenade ou patinage. Généralement il partageait avec moi ce dernier exercice et poussait mon traîneau.
De midi et demi à une heure. - Repos.
De une heure à deux heures. - Dîner.
De deux heures à quatre heures. - Dessin ou peinture.
De quatre heures à cinq heures. - Sortie s'il faisait beau, sinon correspondance.
De cinq heures à six heures et demie. - Le thé et de courtes lectures en allemand.
De six heures trente à dix heures. - Concert ou spectacle s'il y en avait ; sinon conversations sur le sujet du spiritualisme.
Dix heures et demie. - Lait et sandwich.
Onze heures. - Coucher - aucune excuse pour rester levée plus longtemps.
Les jours s'écoulaient de cette manière. J'enrageais de cette monotonie, mais sans résultat. Enfin une semaine de pluie et de neige incessantes mit un arrêt à nos promenades quotidiennes, et un intervalle de temps, où il n'y eut ni opéras ni concerts, me délivra de ce qui commençait à être un purgatoire pour moi. Le docteur semblait décidé à cultiver mon goût musical. En vain j'avais protesté, disant qu'on ne pouvait cultiver ce qui n'existait pas. Il n'avait admis aucune excuse. Il me fallait aller au concert ou à l'opéra. J'allais volontiers à l'opéra ; mais avec une mauvaise volonté mal déguisée à des concerts instrumentaux.
Pendant les soirées d'abstinence musicale, forcée, le temps se passait à discuter spiritisme et à tenter des expériences qui réussissaient admirablement lorsque nous étions seuls, ou en compagnie d'un ou deux amis.
Le Dr Friese s'intéressait le plus à l'écriture automatique, et, en dépit de sa passion pour la musique, il accéda enfin à ma requête de passer quelques soirées à écrire, au lieu de suivre des auditions musicales.

CHAPITRE XV

CONVERSIONS SUR CONVERSIONS

« Mais l'ignorance humaine et
les préjugés finiront par disparaître,
et alors la Science et la Religion
réuniront leurs rayons
dans un magnifique arc-en-ciel
de lumière, reliant, les cieux à la
terre et la terre aux cieux .»

PROF HITCHCOCK.

Il n'est pas nécessaire de raconter ici les longues discussions qui eurent lieu au sujet du spiritualisme, ni les nombreuses questions posées aux esprits, questions résolues la plupart du temps par Stafford. Il importait peu qu'elles fussent tracées en allemand ou en anglais, les réponses écrites par ma main étaient également concises, logiques et exactes. Il semblait qu'une lutte intellectuelle se fût engagée entre le Dr Friese et Stafford. Je me rappelle qu'un soir, la discussion dura des heures entières ; soudain la pendule, sonnant minuit, rappela au docteur qu'il avait oublié son exactitude habituelle, et qu'il n'avait même pas songé à manger son sandwich et à me renvoyer dans ma chambre. Cette circonstance inouïe parut lui occasionner pas mal de trouble car il déclara : « Ceci ne doit plus jamais arriver. »
Les jours suivants, je le trouvai très pensif, très distrait, laissant passer un mauvais dessin que j'avais fait sans le corriger ni le critiquer avec sévérité, selon son habitude invariable.
Dans la nuit, je l'entendais marcher de long en large dans sa chambre. Mais, quand je lui demandais s'il était malade, il me répondait :
- « Non, je vais bien, mais je me sens très préoccupé. »
Moi aussi je commençais à me sentir préoccupée et je me demandais en quelle manière je pourrais l'aider : mais il se refusa à interroger, encore les esprits et même à discuter ce sujet avec moi. Cette réticence me fit craindre qu'il n'en fût dégoûté, et je n'étais pas peu effrayée en pensant à la promesse que j'avais faite, un peu pour rire, au professeur Zöllner. Non seulement, je ne pouvais tenir cette promesse, mais j'avais, sans doute encore, agrandi l'abîme qui séparait les deux amis, au lieu d'y avoir jeté un pont.
Nous étions au troisième jour de cet étrange silence, devenu presque intolérable pour moi, lorsque le docteur me dit d'entreprendre à moi seule certaines études. Quant à lui, disait-il, il était obligé de se rendre pour plusieurs heures à l'Université, où il avait une conférence à donner.
II était presque dix heures lorsqu'il revint. Il envoya quelqu'un me prier de venir pour quelques minutes au salon. Je m'y rendis, toute surprise de cette demande inusitée.
- « Savez-vous ce que j'ai fait ? » fit-il, aussitôt que j'entrai dans la chambre.
- « Non. »
- « N'en pouvez-vous rien deviner ? »
- « Non. » - Et je commençai à me sentir effrayée de ce qui allait survenir.
- « Alors, je vais vous le dire. J'ai déclaré publiquement, ce soir, que j'étais spiritualiste, et j'ai donné ma démission de professeur à l'Université. »
J'étais trop étonnée pour faire des remarques à ce propos, et je me sentais quelque peu attristée pour le Dr Friese. J'avais fait certainement mon possible pour le convaincre de la vérité des enseignements spiritualistes ; mais il ne m'était jamais venu à l'idée qu'une chose pareille pût en découler. En dépit de mon plaisir, j'avais donc un sentiment de consternation en pensant au sacrifice accompli.
- « Etait-ce nécessaire de donner votre démission ? » demandai-je.
- « Oui. De par ma profession, je suis tenu à soutenir les enseignements de l'Église et à punir les hérésies ou les erreurs qui peuvent s'y développer. Comme spiritualiste, je ne puis le faire ; c'est pourquoi il était plus honnête de donner ma démission. »
- « Etait-ce nécessaire de vous déclarer publiquement un spiritualiste ? »
Je me sentais un peu honteuse de ma question, et je le fus bien davantage encore lorsqu'il répliqua sévèrement : « Pouvez-vous demander si c'était nécessaire ? Qu'auriez-vous donc fait ? »
Je savais que j'aurais agi de même ; que j'aurais été plus loin encore s'il l'avait fallu. Il n'y a de sacrifice que je ne me fusse imposé pour la cause ; mais je ne pouvais tout de même m'empêcher d'en déplorer un si grand, tout en espérant que le spiritualisme en dédommagerait amplement le docteur.
Mon premier ouvrage, le lendemain matin, fut d'écrire au professeur Zöllner, lui envoyant en même temps un journal qui contenait la surprenante nouvelle de la démission du Dr Friese, et les commentaires de la Presse... rien moins que flatteurs, il faut l'avouer. La réponse arriva avec la personne même du professeur, qui avait pris le premier train pour Breslau.
La rencontre des deux amis fut très émouvante. Ils n'étaient plus jeunes ni l'un ni l'autre - bien que le docteur fût de beaucoup l'aîné, - mais, dans la joie de leur rencontre et de leur réconciliation, ils ressemblaient à deux enfants. Ils étaient si pleins de leurs nouveaux et communs intérêts, qu'ils me rappelaient tout à fait le temps où la lumière s'était faite en moi, et où je rêvais de porter la bonne parole à tous mes frères en humanité. Et comme je l'avais fait alors, ils édifièrent force châteaux en Espagne. Ils écriraient des livres. Ils feraient des conférences. Leurs noms et leur réputation leur donneraient accès auprès de toutes les classes ; et cette bonne nouvelle serait acceptée avec enthousiasme puisque c'était eux-mêmes qui l'apporteraient.
J'écoutais leurs ardents projets, et je sentais mes propres espérances se ranimer. Je n'avais pas réussi à me faire écouter, moi, une nullité. Avec ces deux hommes-là, ce serait tout différent. Ils étaient des savants réputés dont la parole était écoutée avec attention et avec respect dont les opinions étaient adoptées, parce qu'on les savait des chercheurs consciencieux, ne faisant point de rapports qu'ils ne pussent garantir. C'étaient des hommes dont les livres étaient acceptés comme hautement éducateurs, dans chacun de leurs points ; des hommes dont les conclusions étaient reçues comme définitives ; en somme, des autorités que personne ne se fût aventuré à discuter ni à mettre en doute.
Ces quelques journées passées ensemble durent certainement être très heureuses pour les deux amis. C'était une oasis de repos avant de se lancer à nouveau dans la tourmente. Je ne suis pas sûre qu'ils se soient rencontrés depuis sur la terre ; mais leurs intérêts ne furent dorénavant plus séparés.
Comme moi, ils trouvèrent le monde récalcitrant aux nouveaux enseignements ; et même leurs noms ne suffirent pas à convaincre de leur bonne volonté désintéressée envers l'Humanité. Tous deux furent infatigables dans leurs efforts et, jusqu'à la fin, persévérèrent dans la cause pour laquelle ils avaient tout sacrifié. Un jour les Universités de Leipzig et de Breslau s'enorgueilliront de ces deux hommes, pionniers qui se sont arrachés à leur milieu afin de plaider une cause méprisée, sacrifiant et, souffrant tout pour obéir à ce même esprit dont furent animés les premiers chrétiens, et qui les rendit fidèles jusqu'à la mort.
En Angleterre, où la liberté de penser est non seulement tolérée, mais encouragée dans toutes les classes, nous pourrions à peine comprendre la position de ces deux hommes qui, dans le pays de Luther, osaient se retirer de l'Église reconnue, et prétendaient avoir leur propre opinion.
S'ils étaient devenus athées on matérialistes, personne ne les eût troublés : mais quant à mettre en avant d'autres idées que celles du clergé au sujet des moyens de salut, il y avait là de quoi être déconsidérés. Et quant à publier ces opinions, cela constituait une offense odieuse, punissable par le plus sévère des châtiments. Je comprends qu'en plaidant pour le spiritualisme, et en essayant d'en enseigner les grandes vérités, ces hommes trouvèrent bientôt qu'ils avaient entrepris une tâche ingrate. Ils devinrent vieux avant le temps, et leur vie fut abrégée.
Ce fut avec chagrin que j'appris, quelques années plus tard, que le professeur Zöllner avait gagné la croix du martyre et était parti pour le Pays de l'Ombre. Il était certainement heureux de partir ; mais sa coopération manqua à beaucoup de ses concitoyens et de ses compagnons de travail, qui perdirent en lui un précieux appui. Cependant, bien qu'il ne soit plus là, ses travaux demeurent et seront prisés à leur valeur, plus tard, lorsqu'une génération d'hommes plus développés habitera son pays.
Dans le temps dont je parle, les deux amis jouissaient de leur affection renouvelée et, heureux de savourer les douceurs de l'heure présente, ils ne se préoccupaient point de ce que l'avenir pût leur apporter.
Pendant la visite du professeur Zöllner, l’appartement du Dr Friese fut envahi par des foules de personnes s'informant avec anxiété des derniers événements. Comme un éclair, la nouvelle s'était répandue dans les cercles d'étudiants, et les récits les plus extraordinaires étaient en circulation. Beaucoup de gens s'imaginaient que le docteur avait tout un renfort d'esprits à sa disposition pour accomplir des miracles et des tours de passe-passe, pour guérir les malades et donner des informations sur des amis perdus, ou telle autre chose.
- « Qu'ai-je à faire avec toutes ces bonnes gens là ? » disait-il un jour, en proie à un désespoir comique. « Ils ne semblent pas comprendre que le nom de spiritualiste n'est pas synonyme de sorcier ou d'adepte de la magie noire. » Il était difficile, en effet, de satisfaire à toutes les enquêtes, et je ne pouvais y contribuer, mon ignorance de la langue allemande étant une vraie barrière entre tous ces visiteurs et moi. Aux premiers jours, ce fait sembla même amoindrir mon utilité ; mais le docteur remarqua plus tard que cela valait mieux ainsi... Je serais morte de fatigue s'il m'eût fallu répondre à toutes les questions des étrangers se coudoyant dans son appartement.
Il y avait, parmi les amis intimes du docteur, un monsieur que j'appellerai M. X., et qui avait la réputation d'être l'homme le plus vigoureux de la Silésie. Il en était ostensiblement fier et dépensait beaucoup de temps en exercices d'athlète, se vantant de ses exploits devant le docteur, qui l'écoutait toujours avec bonne humeur.
- « Aussi fort que vous soyez, fit le docteur un jour, je ne crois pas que vous puissiez retenir la table si Walter essayait de la soulever. »
- « Vous le pensez vraiment ? Eh ! bien, cher Monsieur, si Walter n'y voit pas d'objections je vais vous satisfaire sur ce point. Je voudrais bien voir l'esprit ou l'homme que je ne pourrais battre, si c'est une question de force. »
- « Voulez-vous que nous essayions, me dit le docteur. Ce ne serait pas mal de rabattre un peu la vanité de ce jeune homme. »
Je ne fis point d'objections, et je m'assis à l'un des bouts d'une table ovale, attendant ce qui allait se passer. À ma grande surprise, M. X. enleva son gilet, délit ses bretelles, se carra, et saisit la table inoffensive comme si elle était quelque animal indiscipliné qu'il fallût maintenir de force.
Voyant que la table ne faisait aucune tentative de remuer, tous ces apprêts me semblèrent inutiles, et je surveillai M. X. non sans curiosité. Il appuyait ses mains sur la table comme s'il eût voulu l'incruster dans le parquet. Les muscles de ses bras se raidissaient dans leur plus extrême tension, des gouttes de sueur perlaient sur son front ; ses veines se gonflaient ; il semblait vraiment déployer toute sa vigueur... et la table ne bougeait pas. De temps à autre il lâchait prise pour s'éponger le front. Alors la table faisait de petits sauts rapides qui obligeaient M. X. à, reprendre immédiatement son poste. Et il redoublait ses efforts, après avoir sauté sur la table à peu près comme un chat, sur une souris qui eût tenté d'échapper à ses griffes.
Ceci dura environ une demi-heure ; à l'exception de ces quelques petits signes de vie, la table demeura parfaitement impassible. A l'expiration de ce temps, M. X. se redressa ; et, épongeant son visage et son cou, il remarqua que les esprits avaient mieux à faire qu'à le taquiner.
Je me sentais désappointée et je jugeai, à l'expression du docteur, qu'il éprouvait aussi quelque chagrin.
À ce moment, la table commença de bouger et de se balancer doucement, voyant, cela M. X. de faire une nouvelle attaque, mais sans pouvoir, cette fois-ci, arrêter les mouvements de la table, qui continuaient avec une douce régularité, n'augmentant jamais de vitesse ni de lenteur, et allant ni plus à droite ni plus à gauche, même d'un pouce, malgré toute la force exercée par M. X. Celui-ci faisait de son mieux ; il s'accrochait à la table comme s'il y allait de sa vie, il s'y couchait et s'y laissait bercer. Le spectacle de cet Hercule luttant avec une table était si profondément comique que je me mourais de rire. A la fin il se mit en colère.
- « C'est un véritable guet-apens s'écria-t-il d'un ton fâché ;  ce n'est pas joli ! »
- « De quel guet-apens parlez-vous ? Qu'est-ce qui n'est pas joli ? » Demanda le docteur.
- « Comment ! Mais cette espèce de lutte ! Tout ceci est un mauvais tour de la part de Walter. Il m'a éreinté avant de commencer la lutte - ce n'est point là une épreuve de force. Vous pensez sans doute que j'ai été battu, ajouta-t-il d'un air soupçonneux, mais je proteste contre ce genre de combat. Si Walter veut être de bonne guerre, je garantis que je retiendrai la table en dépit de lui, mais je ne voudrais plus m'y prendre ainsi. »
Son indignation avait un caractère si burlesque que nous contenions à grand'peine nos rires et nos plaisanteries.
M. X. devint un spiritualiste, non à cause des enseignements qu'il reçut, non parce qu'il s'intéressa à la connaissance d'une autre vie ; mais il devint spiritualiste parce qu'il se trouva une table qui lui joua un mauvais tour et le fit épuiser toute sa force avant de commencer la lutte dans laquelle il fut vaincu.
Ceci m'a souvent frappée : il est étrange combien des tempéraments différents ont besoin de manifestations différentes pour en ressentir une forte impression. Quelques personnes ne trouveraient pas digne d'une pensée le fait que toutes les chaises et les tables d'une maison se missent en branle. Quelques autres verraient passer devant leurs yeux, avec une parfaite indifférence, toutes les formes matérialisées qui se fussent jamais produites. D'autres encore contempleraient avec mépris toutes les écritures inspirées par des Esprits.
L'homme qui ne se soucie pas des plus belles pensées exprimées par nos amis spirituels pourra se trouver plein d'angoisse ou rempli de respect quand une table, en mouvements, lui cassera presque le bras, ou le poussera dans un coin. Un autre individu - sans foi aucune - croira que la lune est faite d'un fromage, si, à sa demande, un nœud s'est formé dans une rondelle de cuir, préalablement découpée dans une peau, et cela sans qu'on puisse trouver aucune trace de déchirure sur la rondelle.
Je ne prétends pas dire ici que toutes ces personnes soient devenues des spiritualistes dans le véritable sens du mot. Croire en la réalité des phénomènes spirites n'implique pas, pour cela, qu'on soit un spiritualiste.
Le Dr Friese, dès qu'il eut été interviewé par ses amis, se mit au travail et commença son premier ouvrage sur le spiritualisme. Ce livre fut publié à Leipzig sous le titre de Jenseits des Grabes. Peu après paraissait un ouvrage plus considérable, Stimmen ans dem Reich des Geistes, qui devait principalement son origine aux communications de Stafford et de Walter.
Ce fut avec un vrai chagrin que nous nous séparâmes pour reprendre nos différents chemins. Il continua ses études sur cet absorbant sujet et publia d'autres livres ; quant à moi, je retournai en Angleterre pour y trouver, si possible, de l'emploi pour mon crayon. Pendant ces mois de travail sous la direction du docteur, j'avais fait de grands progrès dans l'art du dessin..., tout au moins je le pensais, m'imaginant, pour de bon, avoir trouvé une occupation lucrative.
Je dois avouer cependant que l'on ne partagea pas mon opinion, car les esquisses dont j'étais le plus fière excitèrent cette remarque : « Je suppose qu'il faut regarder cela de loin », remarque faite par un de mes amis que j’avais prié de me critiquer.
Je me sentis d'abord extrêmement découragée, et prête à abandonner tout espoir de ne devenir jamais une artiste, n'envisageant plus mon crayon que comme un agréable passe-temps, lorsqu'un autre travail s'imposa à moi. L'esprit missionnaire me saisit de nouveau, et comme, dans mon entourage, il y avait plusieurs personnes très désireuses de faire progresser la cause, je trouvai auprès d'elle, et soutien, et bons conseils.

CHAPITRE XVI

NOUVELLES MANIFESTATIONS

Il y a du mystère dans toutes
les choses et dans tous les êtres,
dans l'étoile et dans l'atome, dans
l'océan et dans la goutte de rosée,
dans l'arbre et dans la fleur, dans
l'animal et dans le ver de terre,
dans l'homme et dans l'ange, dans
la Bible et en Dieu. Il n'existe pas
un monde dans lequel il n'y ait pas
de mystère.

D. DAVIES

Nous formâmes une réunion de douze à quinze personnes, parmi lesquelles se trouvaient mes vieux amis, M. et Mme F., ainsi que deux autres spectateurs de nos toutes premières expériences. Pour l'agrément de ces différentes personnes, habitant des quartiers éloignés de la ville, il fut décidé que l'on se servirait de mon atelier de peinture comme de cénacle, car il était d'un accès facile à tous. Nous nous y réunîmes donc deux fois par semaine dans le but d'expérimenter ensemble.
Nous étions très désireux de cultiver les portraits d’esprits ; je me sentais maintenant plus habile en cet art, et je pensais que je pourrais, dans des conditions favorables, réussir à faire des esquisses colorées. C'est ce que je tentai à une ou deux reprises avec succès ; mais le don de voir les esprits comme il l'aurait fallu dans ce cas, c'est-à-dire nettement et distinctement, ce don était très intermittent et me procura de fréquentes déceptions. Il est vrai que nous eûmes quelques succès quand même et que les portraits obtenus furent invariablement reconnus. Plusieurs d'entre eux furent photographiés après coup, mais les originaux furent conservés par les amis qui les réclamèrent comme portraits de leurs parents perdus. J'ai souvent regretté d'en avoir donné quelques-uns avant de les avoir fait photographier ; je ne gardai, en somme, que les rares originaux qui ne furent pas réclamés. Tous ces portraits furent ainsi dispersés dans différentes parties du monde.
Une autre expérience fut celle de lire des lettres fermées et cachetées. Le premier essai fut très suffisamment réussi. Je pouvais voir distinctement l'écriture de la lettre, mais j'avais à tenir compte des plis du papier, et il me fallait le tourner et le retourner pour arriver à suivre la trace des ligues.
Cette lettre était renfermée dans sept enveloppes, gommées et cachetées, et écrite dans une langue que je ne connaissais pas. J'avais ainsi à l'épeler à haute voix, mot à mot, afin qu'un membre de notre réunion pût l'écrire sous ma dictée.
Une autre fois qu'on me donna une lettre à lire, je ne pus réussir à rien en dépit de mes efforts répétés. A la fin, reprenant l'enveloppe, je fus ravie de constater que son contenu m'était clairement visible ; mais cette lettre était écrite également dans une langue étrangère - en suédois, - et je me vis obligée de copier soigneusement chaque mot, sans en comprendre la signification.
Dans les premiers temps, j'attendais avec anxiété l'ouverture des lettres pour être assurée que j'avais réellement vu l'écriture en question ; mais, comme je ne me trompais jamais, je finis par ne plus avoir peur ; je savais avoir lu au travers de l'enveloppe cachetée.
Ce pouvoir était également variable. De deux lettres que l'on me donnait à lire, la première était claire et distincte comme si elle venait d'être tracée sous mes yeux ; la seconde était parfaitement impénétrable. Une ou deux fois j'avais gardé ces lettres sur moi, pour essayer d'un moment à l'autre d'en déchiffrer le contenu cacheté. Dans certains cas également, après les avoir gardées sur moi quelque temps, je devenais capable de voir au travers de l'enveloppe et de les lire, quoique à grande peine, ayant souvent à deviner les mots. Le papier me paraissait fréquemment nébuleux, quelquefois tout à fait noir, et les mots semblaient impossibles à distinguer.
C'est étrange à dire, mais j'avais une particulière aversion pour ces lettres ; aversion allant parfois jusqu'à l'horreur. Je détestais de les toucher, et, après l'avoir fait, j'éprouvais un désir instinctif de me laver les mains. C'est en vain que j'essayai de combattre ce sentiment qui affaiblissait fréquemment mon pouvoir.
Toute contrainte était nuisible à l'exercice de mes facultés. Bien des fois je m'étais dit à moi-même : « Je veux lire cette lettre et gagner cet homme à notre cause », non parce que j'avais une sympathie particulière pour la personne ayant écrit la lettre présentée, mais parce que sa position sociale et influente en faisait un partisan désirable, ou parce que son scepticisme obstiné excitait en moi un sentiment d'antagonisme. J'étais désireuse de montrer que j'avais raison dans mes assertions, et que cela pouvait se faire. Je ne me rappelle cependant pas avoir jamais obtenu de succès bien marqué dans ce cas. D'autres fois des lettres, écrites par des étrangers que je n'avais jamais vus, étaient pour moi claires comme du cristal.
Bien que ce pouvoir apportât à notre cercle un très grand intérêt, lorsque nous étions entre nous, il donna lieu à de considérables désagréments quand on en parla au dehors, et plus d'une fois nous fûmes ennuyés par les commentaires de personnes contraires au spiritualisme, et qui n'hésitèrent pas à conclure à la supercherie. Bien que cela eût été notre première intention, il était très difficile de garder ces choses dans l'intimité de la réunion que nous avions formée. Constamment les uns ou les autres se recommandaient comme étant parents de l'un de nous, afin d'obtenir, par ce moyen, une admission à nos séances. Il est vrai que l'amitié de ceux que j'ai le plus hautement estimés date de ces jours-là ; naturellement je me souviens aussi parfaitement de ceux qui n'étaient pas mes amis. Tout au moins je ne les considérai point comme tels jusqu'à ce que Stafford m'eut dit « que les ennemis doivent être prisés davantage que les amis, car ils découvrent  nos fautes et les proclament, tandis qu'ils ignorent ou cachent nos vertus ; en faisant ainsi, ils nous montrent clairement le moyen de progresser. Les amis, au contraire, exaltent nos vertus et ignorent nos fautes. »
Je suppose que tout cela est vrai, mais je pense que la plupart des gens préfèrent leurs amis à leurs ennemis, quoique les ennemis soient nécessaires quelquefois comme remède, - pareillement aux ordonnances de rhubarbe et de magnésie ou aux poudres contre la fièvre, usitées dans mon enfance. Mais alors je n'aimais pas les médicaments et maintenant je n'apprécie pas davantage mes ennemis, en dépit des sages avis de Stafford. Je ne critique point les anti-spiritualistes, tout en me réjouissant quand je puis en convaincre un ; mais je critique l'homme qui rejette une chose comme lui étant incompréhensible parce qu'il n'en a fait aucune expérience personnelle. Je trouve arrogant et présomptueux l'homme qui, sans avoir d'expérience ni de connaissance au sujet d'une question, doute de ceux qui ont dépensé beaucoup de temps en soigneuses recherches et en expériences  quel qu'en ait été l'objet. Et quant à ce sujet particulier, il n'y a guère que l'homme complètement ignorant qui le rejette. Celui qui a employé un peu de son temps à faire une enquête sans préjugés, celui-là n'oserait pas dire : « Il n'y a rien dans tout cela. » Il a pu y avoir trouvé des choses qui l'aient ennuyé, beaucoup d'autres qui ne lui convenaient pas ; mais il se taira... ou il dira simplement : je ne comprends pas cela.
A l'époque dont je parle, de 1873 à 1880, on s'intéressait passionnément aux phénomènes psychiques. Il y avait plusieurs médiums dont les séances étaient imprimées dans les journaux, et les anti-spirites avaient l'occasion de  « faire leur foin » pendant que le soleil brillait (Proverbe anglais). Les plus ignorants d'entre eux, ceux qui savaient à peine réunir deux phrases montaient sûr l'estrade pour accuser le spiritualisme, de toute la force dont ils étaient capables. Suivant le conseil d'un célèbre avocat à un de ses jeunes collègues, lorsque les choses semblaient tourner en leur défaveur, ils accablaient leurs adversaires d'invectives et d'épithètes méprisantes. Il est possible que ces hommes fussent des ennemis de valeur, comme disait Stafford, mais en même temps ils rendaient l'œuvre des médiums bien compliquée.
L'un des médiums dont s'occupaient beaucoup ces sages conférenciers était Mme M., une jeune femme que je connaissais depuis assez longtemps, grâce à des séances de matérialisations auxquelles j'avais assisté. Précédemment elle avait occupé la chambre que j'avais louée, chambre où, dans un coin, se trouvait encore son cabinet à matérialisation. Elle avait interrompu ses séances par raison de santé.
Un soir, nous avions tenu, sans aucun succès, notre réunion habituelle, probablement à cause du temps orageux et de la pluie qui nous faisait envisager avec mélancolie notre retour à la maison. Nous avions donc interrompu la séance, et nous attendions que la pluie eût cessé de tomber pour nous mettre en route. Pendant les moments d'attente, quelqu'un proposa que l'un de nous s'assit dans le cabinet de Mme M., pour voir si un esprit matérialisé ne se présenterait pas ; personne ne faisant d'objection, la proposition fut acceptée ; et nous nous assîmes en cercle devant le cabinet et commençâmes de chanter.
Nous chantâmes tous les airs que nous connaissions, et nous commencions à trouver le temps long lorsqu'un ronflement sonore parti de l'autre côté des rideaux nous avertit que notre « médium » semblait le trouver moins long que nous. Nous nous refusâmes donc de continuer à chanter des mélodies soporifiques pour son agrément, et nous lui demandâmes de céder la place à quelqu'un de moins endormi que lui. Il reprit sa place dans le cercle, et Mme F. consentit à occuper la place vacante derrière les rideaux. Nous nous mîmes à chanter de nouveau, lui posant la condition, cette fois, que ce ne serait pas à seule fin de la faire dormir. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées que Mme F. se précipitait, dehors en déclarant qu'il y avait quelque chose de vivant dans le cabinet et qu'elle avait peur. Nous pensâmes que ce n'était qu'un prétexte pour s'en aller ; cependant nous écartâmes les rideaux pour examiner l'intérieur du petit cabinet carré. Il n'y avait là rien qui ressemblât à quelque chose de vivant ou de mort - rien qu'une simple chaise en bois !
Nous persuadâmes Mme F. de faire un autre essai ; ce qu'elle fit avec une vraie répugnance, tandis que nous reprenions nos sièges et commencions un nouveau chant. Nous avions à peine débuté que Mme F. s'élança hors du cabinet en déclarant que pour rien au monde elle ne resterait un moment de plus derrière les rideaux, car elle était certaine qu'il y avait quelque chose de vivant là dedans. Voyant nos efforts de persuasion inutiles, je déclarai fièrement mon intention de braver « ce quelque chose de vivant, » et je m'assis dans le cabinet, tandis que Mme F. prenait ma place dans le cercle.
Pendant quelques minutes, il y eut un silence de mort, et je commençais à trouver bien vive l'imagination de mon amie, lorsque soudain je m'aperçus d'un curieux trouble de l'air dans l'intérieur du cabinet ; il n'y avait aucun bruit, et comme les rideaux épais ne laissaient point passer de lumière, je ne pouvais rien voir ; mais l'atmosphère qui m'entourait me semblait agitée, comme si un oiseau y battait des ailes.
Je ne voudrais pas être obligée de le confesser, mais à ce moment-là je ressentis quelque chose qui ressemblait beaucoup à de la peur, et j'éprouvai le désir très vif de courir vers la lumière et de me retrouver en la compagnie des chanteurs mais je restai tranquillement assise. Je me sentais collée à ma chaise, redoutant que ce « quelque chose » me touchât, et avec la conviction que, s'il le faisait, je me mettrais à pousser des cris perçants. Tour à tour je devenais brûlante et glacée, et j'aurais beaucoup donné pour me trouver de l'autre côté des rideaux. Je savais n'avoir qu'à étendre la main pour les repousser, mais j'étais la proie d'une indescriptible sensation, de solitude et d'isolement, qui semblait me placer à une distance énorme des autres. Cette curieuse sensation surmontait presque mon désir d'être brave, et j'étais sur le point de me précipiter hors du cabinet, lorsqu'une main, touchant mon épaule, m'obligea à reprendre la chaise que j'avais quittée.
Cela est assez étrange ; cette pression, qui, dans d'autres circonstances m'aurait bouleversée outre mesure, cette pression eut l'effet de calmer ma fièvre et ma crainte. Je me rappelai comment par une nuit d'orage - il y avait bien longtemps de cela - et veillant, dans une crainte angoissée, mes petits frères et sœurs qui dormaient, une main s'était placée de la même manière sur mon bras, et la pression des doigts invisibles avait un tel pouvoir magique que je n'avais plus en peur.
La vibration de l'air ne se fit plus sentir ; la main quitta mon épaule, et les assistants qui commençaient à être fatigués de chanter firent les questions suivantes :
- « Ne voyez-vous rien près de vous ? »
- « Avez-vous trouvé quelque chose de vivant ? »
- « Combien de temps encore nous faut-il rester assis ? Levons la séance maintenant. Il ne pleut plus; nous pouvons rentrer chez nous. »
- « Eh bien ! Aussitôt que j'apparus devant les rideaux, avez-vous senti ou vu quelque chose de curieux ? »
- « Je n'ai rien vu ; mais j'ai senti, un étrange mouvement vibratoire, comme si un oiseau volait autour de moi ; et puis quelque chose a touché mon épaule. »
Cette circonstance fut un sujet de discussion pour les jours suivants, et, à la fin de la séance suivante, qui sembla également se terminer plus tôt que d'habitude je fus invitée à faire un autre essai en m'asseyant dans le cabinet ; j'y repris donc ma place comme auparavant. Il faut expliquer ici que ce cabinet était simplement un petit enfoncement dans un des coins de la chambre d'épais rideaux de serge croisée le fermaient, montant du plancher jusqu'au plafond. Pendant nos séances, la chambre était faiblement éclairée par un ou deux becs de gaz qui, généralement, étaient presque tout à fait baissés, mais donnaient une lumière suffisante pour permettre à chacun de voir ce qui se passait, et de lire ou d'écrire des notes. Mais cette clarté ne suffisait pas pour pénétrer l'épaisseur des rideaux, ce qui fait que, comparativement, j'étais dans une obscurité absolue, tandis que ceux qui se trouvaient en dehors des rideaux avaient assez de lumière pour pouvoir exécuter tous leurs desseins.
Je n'attendis pas longtemps avant de ressentir les mêmes étranges troubles de l'air autour de moi. Je sentais mes cheveux soulevés par des courants d'air, et un petit vent frais soufflait sur mon visage et sur mes mains.
Puis me vint une étrange sensation que, depuis, j'ai quelquefois ressentie à des séances. Je l'avais fréquemment entendu décrire par d'autres, comme une sensation de toiles d'araignées frôlant le visage ; mais pour moi, qui m'analysais avec curiosité, il me semblait plutôt sentir comme des fils très fins que l'on eût arrachés de tous les pores de ma peau.
    Je ne ressentais point la peur de la soirée précédente. Au commencement, ce fut une étrange sensation qui me la rappelait un peu, quelque chose comme le sentiment du surnaturel ; puis cette impression se dissipa, et je redevins très calme, impuissante, il est vrai, à faire le moindre mouvement ou à répondre aux nombreuses questions que mes amis m'adressaient. En même temps j'éprouvais un grand intérêt  à analyser mes sensations et à me demander ce qui allait arriver; car certainement quelque chose allait arriver.
- « Voici le visage d'un homme ! » entendis-je crier.
- « Mon Dieu ! C’est vrai, que c'est étrange ! »
- « Pouvez-vous le voir ? »
- « Oui, nous pouvons tous le voir. Qui cela peut-il être ? »
- « Qu'y a-t-il ? » demandai-je, réveillée par toutes ces exclamations.
- « Là ! Derrière les rideaux. Une figure ronde avec des yeux noirs, des moustaches et des cheveux bruns. Voyez donc, il rit et fait des signes de tête. Ne pouvez-vous le voir ? »
C'est en vain que j'écarquillais les yeux, je ne pouvais rien voir. Un petit rayon de lumière, se glissant à travers les rideaux, semblait indiquer que quelqu'un les tirait en arrière, à hauteur d'homme, depuis la tête jusqu'au parquet ; mais c'était tout.
- « Mon Dieu ! Je me demande qui cela est. Quelle figure agréable ! Voyez-vous ses dents quand il rit ? Remarquez comme il fait des signes de tête quand nous parlons. »
    Toutes ces exclamations excitaient au plus haut degré ma curiosité, et je fis un mouvement pour me porter en dehors des rideaux et jeter un regard sur l'étrange personnage. Lorsque je me levai, mes genoux étaient étrangement faibles, et je me demandai si j'étais souffrante. J'avançai la tête de côté, par la fente du rideau, et je regardai vers le centre... Que vis-je ? La figure de Walter qui me regardait avec ses yeux rieurs. Je le reconnus instantanément à la lumière du gaz projetée en plein sur son visage ; c'était absolument les mêmes traits que j'avais vus et dessinés, quoique sous de très différentes conditions.
- « Walter ! » exclamai-je.
Il sourit et fit un signe d'assentiment.
Je me sentais toute faible, tout étonnée, et avec cela j'éprouvais une autre sensation que je ne pouvais comprendre. Je retombai sans force sur ma chaise.
Alors ce fut une avalanche de questions posées à Walter, qui répondait par des gestes suffisamment expressifs, mais que moi je ne pus voir. Mais je devinai que Walter était enchanté de l'œuvre de cette soirée.

CHAPITRE XVII

ESPRITS MATÉRIALISÉS

Venant de ce pays nébuleux qui
appartient au grand Inconnu.

LONGFELLOW

    Le résultat, obtenu ce soir-là, fut l'objet de vives félicitations réciproques parmi les membres de notre cercle. De grandes choses étaient à prévoir si l'on pouvait continuer à expérimenter dans cette direction. Quant à moi-même, je ne puis dire que j'éprouvai autre chose que la curiosité et l'intérêt tout naturels en présence de tels phénomènes. J'avais vu, à d'autres séances, des esprits matérialisés ; mais pour confesser la vérité, je n'avais pas été particulièrement frappée par ce que j'avais expérimenté de ce côté-là. Certes je ne doutais pas de la sincérité de ces manifestations, bien qu'en une ou deux occasions j'éprouvai une grande difficulté à me convaincre que j'avais affaire à un esprit et non à la forme du médium. Ce genre de manifestation ne m'attirait pas, et je craignais, en le cultivant de dégrader ou d'abaisser, en quelque manière, le pouvoir que je possédais. Il se passa bien du temps avant que je visse la question telle qu'elle m'était présentée par mes amis. Et voici ce qu'on m'en disait : Que toutes les différentes manifestations sont d'égale valeur et également dignes d'être étudiées ; que tout fait pouvant être indubitablement prouvé est d'une valeur incalculable dans l'édification d'une science ; enfin que ce genre particulier de phénomènes était l'un des plus désirés et des plus désirables pour établir les grandes vérités que les spiritualistes proclament, car il prouvait la réalité d'un autre état d'existence, comme l'existence d'un lien entre notre monde et le monde invisible. Tous ces arguments m'étaient opposés, et, quoique je ne visse pas encore l'immense valeur de ces manifestations comparées aux autres, je n'avais aucune raison pour aller à l'encontre des vœux de mes amis, et je finis par consentir, à contrecœur, à continuer les expériences tant désirées.
Lorsque précédemment j'avais assisté à des séances de matérialisation, quelle qu'eût été mon opinion personnelle sur leur origine, je l'avais gardée pour moi seule ; mais les autres, à ma connaissance, n'avaient point usé de réticences, ni hésité à faire des remarques, rien moins que louangeuses, sur le médium comme sur les esprits. J'étais donc très ennuyée à la pensée que je m'exposerais probablement aux mêmes ennuis.

Ici, un ancien ami, M. A., qui avait déjà fait partie de notre premier cercle, s'interposa, et, pour prévenir tout désagrément de ce genre, proposa que nous agissions tout différemment  Nous choisirions soigneusement ceux de nos amis s’intéressant à ce genre de manifestations, et nous les inviterions à se joindre à nous deux fois par semaine ; mais seulement à la condition que rien de ce qui pourrait arriver pendant ces réunions ne serait rendu public avant l'expiration de douze séances ; pendant ce temps, chacun de nous s'engagerait à assister régulièrement et ponctuellement aux séances, aucune excuse n’étant acceptée pour y manquer, sauf celle de maladie ; et enfin dans aucune circonstance les étrangers n'y seraient admis.
Ces invitations à conditions furent envoyées à environ quinze ou vingt de nos amis, et furent acceptées. De mon côté je m'engageai à faire tout ce que je pourrais pour bien remplir mon rôle. Je me prêtais très volontiers à une épreuve de six semaines, en me disant qu'on verrait bien, au bout de ce temps, s'il y avait quelque chose à gagner ou non, en poursuivant ce genre d'essais. Puis je devais bien une compensation à mes amis, car ils avaient suivi patiemment les divers développements de ma médiumnité, prenant part à toutes nos expériences, dont quelques-unes avaient dû les ennuyer terriblement. En dépit de ma répugnance pour les phénomènes que nous nous proposions d'étudier, je pensais qu'en consacrant six semaines à ce but, je récompenserais, dans une certaine mesure, mes amis de l'aide qu'ils m'avaient offerte sur la route de la Connaissance spirituelle route qui eût été bien difficile à monter sans leur affectueuse coopération. Tels furent donc les motifs qui m’engagèrent dans cette nouvelle voie.
    Les séances commencèrent. Le nouveau cabinet construit avait environ trois pieds de profondeur sur neuf de long et six de haut. Dans sa longueur il était partagé en trois au moyen de deux séparations en gaze ; chacune de ces trois divisions avait environ trois pieds de carré et était ouverte seulement de front ; d'épais rideaux sombres les fermaient par devant. L'idée d'un cabinet de ce genre était due en partie à M. A., et lui était venue à cause de la répugnance que j'éprouvais à me trouver en contact direct avec les esprits matérialisés ; il serait ensuite également intéressant de constater si la gaze empêcherait les allées et venues de ces hôtes spirituels.
    Le cabinet n'avait de sortie ni d'entrée que celle de front ; de plus il eût été impossible à n'importe quelle personne de passer d’un compartiment à l'autre sans déchirer la séparation de gaze, ni de sortir autrement que par les rideaux de front.
Cet arrangement était extrêmement simple, et autant que j'ai pu m'en assurer, le plus satisfaisant en comparaison des autres cabinets essayés ailleurs. Le nôtre donnait au médium une parfaite liberté, tout en garantissant les assistants de toute possibilité de tromperie vulgaire.
J'ai une opinion très nette et très définie de tous les essais de cabinets à matérialisations et de leurs partisans, mais cette opinion est le produit du temps et le résultat d'amères expériences. A ce moment-là, j'avais tout à apprendre, et, comme les autres, j'avais à commencer avec, l’A, B, C.
Personne n'eût osé émettre un doute sur mon honnêteté. J'avais toujours agi par pur intérêt pour la cause, et je surveillais chaque nouvelle tentative avec autant sinon plus d'intérêt que mes amis. Ces étranges pouvoirs, qui s'étaient révélés l'un après l'autre, m'avaient surprise et ravie, et je me critiquais, essayant de les analyser avec impartialité. Si j'avais pu développer, par moi-même, ces facultés, j'en eusse ressenti une plus grande satisfaction, me semblait-il, car j'aurais mieux compris le travail et le modus operandi de ces développements, n'étant pas distraite par les conjectures et les théories des autres ; mais cela était impossible. Isolée, j'étais comparativement sans pouvoirs. Je considérais quelquefois mes bons amis comme un mal nécessaire ; et si j'avais été capable de poursuivre seule mes expériences, je l'eusse infiniment préféré ; mais, cela étant irréalisable, les épreuves proposées étaient juste autant de mon goût que du leur. Aussi longtemps qu'elles furent instituées simplement pour en obtenir un résultat, je fus aussi ardente que n'importe qui à imaginer de nouveaux plans pour voir comment agiraient les esprits, si tel ou tel obstacle était placé sur leur chemin.
La chambre était arrangée de manière à donner la plus grande liberté d'action aux assistants comme aux esprits. Les fenêtres, situées vis-à-vis du cabinet, étaient obscurcies en partie ; l'éclairage ne provenait que des carreaux de vitrage supérieurs, colorés en rouge au en orange, et laissant passer à volonté plus on moins de lumière. Ceci pour les séances de jour. Pour le soir, on avait fait un judicieux arrangement de l'éclairage au gaz. À l'extrémité de la chambre, les murs étaient abrités, à quelques pouces de distance, par un paravent de papier rouge ou orange. Derrière ce paravent se trouvait un tuyau de gaz, placé horizontalement dans toute la longueur du mur, et de ce tuyau sortaient plusieurs becs de gaz qui pouvaient être réglés par un robinet à l’intérieur. Ce robinet était tourné par les esprits eux-mêmes ou par un des assistants. La lumière provenant de ces différents petits becs de gaz, et adoucie par le papier teinté du paravent, était plus que suffisante ; elle éclairait agréablement toutes les parties de la chambre, et pouvait être brillante ou tamisée suivant les besoins. Dans le cabinet, cependant, régnait une obscurité noire, à moins que les rideaux de front à l'un ou l'autre des compartiments ne fussent levés ; dans ce cas on pouvait voir distinctement le cabinet dans toute sa longueur, les séparations de gaze n'offrant aucun obstacle au regard, bien qu'elles fussent impénétrables pour un corps quelconque. La chambre était chauffée par un feu d'amiante, quand cela était nécessaire, et elle avait l'aspect le plus gai et le plus confortable.
Ayant enfin complété, le nombre des hôtes qui devaient former notre cercle, et chacun s'étant engagé à accepter et à suivre les conditions requises, nous commençâmes nos nouvelles expériences. Nous étions tous dans l'attente de ce qui allait arriver. M. A. devait être le manager général. M. F. entreprit de prendre des notes sur chaque circonstance, chaque détail qui pourrait se produire. M. B., une pianiste, s'engagea à conduire le chant dont, jusqu'à présent, nous ne nous étions pas servi outre mesure. Il y avait dans la chambre un petit harmonium, et M. B. se donna une peine infinie pour faire progresser l'art de chanter en chœur, et en faire, par conséquent, un plaisir au lieu d'un tourment pour nous.
Un autre de nos amis proposa de commencer nos séances par une prière, afin d'obtenir l'aide de Dieu, et d'être préservés des mauvaises influences.
La dépense de tous les arrangements de la chambre fut couverte par les membres du cercle, qui souscrivirent pour un fonds à cette intention. Le surplus, après avoir pourvu aux petites dépenses courantes, telles que le gaz, le loyer, etc., fut employé à secourir les plus pauvres parmi les malades qui demandaient notre secours.
Jamais, auparavant dans ma vie, je n'avais soupçonné le besoin, la misère et la maladie qui existaient de par le monde ; ni combien les médecins étaient incapables de les soulager. Je ne m'étais pas doutée des misères qui peuvent exister, en dépit des efforts faits par les personnes charitables et compatissantes. Je revenais parfois absolument malade lorsque je m'étais trouvée face à face avec les horreurs de la maladie et de la pauvreté, car je me sentais sans le pouvoir de les soulager. Bien des fois, après avoir visité quelque bouge sordide et misérable, je me demandais :
« Ceci peut-il être l'œuvre de Dieu ? Ceux-là peuvent-ils être ses enfants ? À quoi bon prescrire des médicaments à ces pauvres petits êtres émaciés qui aspirent au bon air, à la lumière du soleil et à une nourriture substantielle, à ces pauvres petits êtres dont les jambes refusent de porter les corps chétifs ; conséquence de la faiblesse ou de la culpabilité de leurs parents, qui ne leur ont laissé d'autre héritage que la maladie. »
Je m'étais souvent dit que si j'avais créé un monde et que je l'eusse peuplé, j'aurais fait ensuite, devant un tel résultat, ce que l'on fait d'un mauvais dessin je l'aurais détruit pour en créer un nouveau. Il me semblait même qu'il n'y avait aucune pitié à secourir ces misérables victimes de l'ignorance et de la maladie, et à prolonger leur malheureuse existence. Mais Stafford pensait différemment. Il était infatigable dans ses efforts à soulager les souffrances ; jamais il n'était las de conseiller, d'enseigner, d'exhorter, pénétrant au cœur du mal, désignant les erreurs qui avaient été commises, et comment il fallait y remédier s'il n'était pas trop tard.
Jamais il n'hésitait dans ses indications, déclarant, avec quelques mots de réprimande, que les maladies n'étaient point la cause de l'ignorance, mais des infractions volontaires aux lois de la nature. Sa sympathie pour les malades était sans limites comme son désir de les soulager ; par conséquent, nous ne manquions pas de raisons pour dépenser le surplus de nos fonds.
Stafford n'était point partisan des médicaments, faisant la remarque qu'ils peuvent provoquer d'autres maladies et, en bien des cas, être aussi désastreux que le mal lui-même. Sa méthode curative était en général une manière saine de vivre, la diète simple, l'air pur, des exercices physiques et la connaissance de ce qui est bon ou mauvais pour la santé, afin d'amener les personnes malades à se guérir elles-mêmes. « Donnez de la nourriture à ces enfants, écrivait-il quelquefois, et laissez les drogues de côté. » Aussi les médicaments, apportés dans quelques-unes de ces cours où de ces ruelles misérables avaient-ils plus fréquemment la forme de pain, de farine d'avoine, de fruits ou autres comestibles, que celle de répugnants médicaments préparés par les pharmaciens. Ma clientèle croissait rapidement, au point que je ne savais jamais si je pouvais disposer d'une heure, malgré le secours que m'apportaient M. et F. S'ils n'avaient pas été là, certainement beaucoup de travail n'eût jamais été fait.
Bien que Stafford m'en écrivit fort peu, il me fit comprendre qu'il ne trouvait pas une grande valeur aux expériences que nous allions tenter, et cela me désappointa ; mais j'espérai obtenir plus tard sa coopération.
Pendant nos premières séances, les assistants déclarèrent qu'ils voyaient les rideaux des différents compartiments du cabinet s'ouvrir et des visages se pencher au dehors, mais pour moi je ne vis rien. Mme F. reconnut Walter dans l'un de ces visages et lui demanda s'il ne sortirait pas du cabinet pour se montrer à la société. Walter répondit par coups ou par signes j'ai oublié de quelle manière - qu'il se montrerait volontiers, mais qu'il n'avait pas de vêtements, et qu'il ne désirait pas choquer les dames, en apparaissant en costume d'Adam.
- « Nous vous prêterons des habits » fit quelqu'un mais Walter déclina cette proposition.
Mme F. demanda à Walter s'il désirait qu'elle lui fît un vêtement, et si, dans ce cas, il sortirait du cabinet à notre prochaine réunion. Je ne sais trop si Walter accepta cette offre ; mais les jours suivants, Mme F. et moi nous travaillâmes avec zèle à confectionner un vêtement que nous voulions mettre à la disposition de Walter, à notre prochaine séance.
Nous avions fait choix de mousseline blanche, comme étant quelque chose de plus « spirituel » que toute autre étoffe ; nous coupâmes, nous bâtîmes, nous cousîmes et, finalement, nous contemplâmes avec satisfaction notre chef-d’œuvre Nous avions fait une espèce de robe d'intérieur avec des plis volumineux et de larges manches ouvertes, en songeant un peu aux tableaux représentant des saints et des anges. Nous portâmes ce vêtement à la chambre des séances et le fîmes voir fièrement au reste de la compagnie ; puis nous le plaçâmes dans le compartiment de milieu du cabinet pour y attendre l'arrivée de Walter. Lorsque celui-ci vint, son premier signe de présence fut de rouler cette robe que nous avions confectionnée avec tant de soin, et de la tendre à Mme F. en lui faisant dire qu'elle n'était ni seyante, ni nécessaire. Et Walter, lui-même, sortit avec fierté du cabinet, et s'avança jusqu'au milieu de notre cercle, habillé de vêtements dont la finesse, la blancheur et la souplesse faisaient honte à notre présent.
Walter était évidemment très orgueilleux de son succès, « dû à la fabrication d'un nouveau corps », ainsi, qu'il le dit lui-même. Il était également orgueilleux de son habileté à produire les draperies qui excitaient tant d'admiration. Il devint rapidement familier avec toute la compagnie, et la conversation et les remarques que j'entendais avivaient encore ma curiosité, car, pendant ce temps, j'étais assise dans l'obscurité du cabinet, dans l'impossibilité de rien voir de ce qui se passait au dehors. Mais, en dépit de mon désir de me trouver de l'autre côté des rideaux, je me sentais étrangement inerte et apathique. Je n'avais certes pas sommeil, mon cerveau était plus réveillé, plus actif que jamais, les pensées, les impressions s'y succédaient avec la rapidité des éclairs ; des sons que je savais se produire à distance semblaient frapper de tout près mes oreilles ; j'étais consciente des pensées ou plutôt des sentiments de toutes les personnes présentes ; je n'avais aucune envie de soulever même un petit doigt dans le but de voir quelque chose, tout en brûlant de curiosité, en même temps, d'apercevoir la forme de Walter se promenant au milieu de notre cercle d'amis.
Plus tard, je découvris que mon état n'était pas seulement de l'indifférence ou de l'inertie ; je n'avais, littéralement, pas la moindre force à déployer ; et si je m'exerçais à faire un grand effort, invariablement cela obligeait les formes matérialisées à se retirer dans le cabinet, comme privées du pouvoir de se soutenir ; mais ce fait, ainsi que bien d'autres, ne pouvait être appris sans souffrances.

CHAPITRE XVIII

YOLANDE

Qui est-ce ? Un esprit.
Seigneur! Comme il regarde autour de lui ! Croyez-moi, Monsieur,
Il a une forme bien définie, mais c'est un esprit.

(La Tempête, se. 11.)

Avant la fin de nos séries de séances, nous avions tant progressé que Walter était capable, sans difficulté, apparente, de paraître dans notre milieu, aussi solide, aussi matériel en chair que l'un de nous-mêmes. Il décrivait fréquemment par l'écriture d'autres esprits présents, quoique invisibles pour nous, car ces esprits n'avaient point le pouvoir de se fabriquer des habits ainsi que Walter l'avait fait. Ceci l'engagea évidemment à jouer le rôle de cicerone auprès de ses frères moins expérimentés, et de les aider dans leur travail de matérialisation. Lorsqu'il y eut réussi, nous ne le vîmes plus que rarement, mais, en revanche, il ne se passait presque pas de soirée sans que quelques étranges figures ne vinssent nous faire de visites. L'une d'elles sembla très rapidement pouvoir se dispenser de l'aide secourable de Walter. C'était Yolande, une jeune Arabe de quinze ou seize ans, d'après les explications de Walter, et qui devint bientôt l'une des physionomies principales de nos séances ; une jeune fille brune et élancée, dont la naïveté et la grâce faisaient l'étonnement et l'admiration de notre cercle.
La première fois qu'elle apparut parmi nous, sa curiosité était sans bornes. Tout ce qu'elle voyait l'intéressait énormément, depuis les vêtements que nous portions jusqu'à l'ameublement de la salle. L'harmonium faisait ses délices, et elle fut prompte à imiter les mélodies que Mme B. jouait pour elle, quoiqu'elle ne se trouvât jamais capable de manier les soufflets de l'harmonium dont elle ne comprenait évidemment pas l'emploi. L'un de ces messieurs, un détective au service de la police de sûreté, possédait un cor en argent, dont il jouait en perfection. Remarquant l'amour de Yolande pour la musique, il apporta ce cor, un soir, et joua les airs qu'elle préférait. Grâce à quelque perfectionnement, il adoucissait les notes hautes de l'instrument et les rendait d'une extrême suavité, ce qui n'était pas à dédaigner dans un concert en chambre.
Yolande s'était assise sur le parquet pour écouter ces merveilles. Lorsque M. X. eut joué un air, elle demanda à voir l'instrument qu'elle examina avec le plus grand soin. Chacune de ses parties fut l'objet d'une minutieuse inspection ; et elle essaya d'en jouer elle-même, lorsqu'elle eût terminé son examen ; mais elle ne put réussir à en tirer aucun son, bien qu'elle l'essayât des deux bouts ; et finalement elle abandonna l'instrument avec un air désappointé.
Quelqu'un lui avait donné de petites clochettes en argent qu'elle affectionnait. Ces clochettes étaient enfilées à un ruban, et, fréquemment, elle les nouait autour de ses chevilles ou de ses poignets, accompagnant la musique du cor par de gracieux mouvements de bras ou de jambes. Ceci semblait faire ses délices, et c'était vraiment une merveille de voir comment elle réussissait, par de savants mouvements rythmés, à faire alterner le son des clochettes pour accompagner la mélodie en exécution. Quelquefois ces clochettes semblaient résonner doucement dans le lointain, faisant penser à des gouttes d'eau qui tomberaient à distance ; puis elles résonnaient rapides et claires comme les trilles d'un petit chanteur ailé ; enfin c'était un bruit de castagnettes agitées par une main habile ; et le corps de Yolande se balançait gracieusement, pendant ce temps, tandis qu'elle était assise sur le parquet, ou debout au milieu de nous.
La plupart des descriptions que j'écris sur les charmes de Yolande, je les dois aux membres de notre réunion on aux notes de Mme F, car, quoique tout oreilles, j'étais privée de l'usage de mes yeux, de par ma position obligatoire dans le cabinet, pendant les séances. Il semblait que les esprits m'évitassent plutôt ; de toute façon ils ne croyaient pas nécessaire de gratifier ma curiosité très naturelle, lorsque quelque chose attirait, plus ou moins, mon attention.
Un jour je vis très distinctement Yolande. Mais je crois que ce fût plutôt par hasard que suivant ses désirs. Elle s'était amusée un certain temps au dehors, et elle ouvrit les rideaux du compartiment voisin de celui où je me trouvais, avec l'intention évidente d'y entrer ; mais quelque chose attira son attention, et elle se tint debout entre les deux rideaux. La lumière éclairait en plein son corps et son visage, et il m'était possible de faire un examen complet de sa personne. Ses fines draperies faisaient valoir la riche teinte olivâtre de son cou, de ses épaules, de ses bras et de ses chevilles, les laissant entièrement visibles. Ses longs cheveux noirs et bouclés retombaient jusqu'à la taille et étaient retenus par un petit turban, qui couvrait sa tête. Elle avait les traits fins et piquants, les yeux grands, foncés et pleins de vie ; ses mouvements étaient ceux d'un petit enfant. Tout ceci me frappa tandis que je la contemplais, debout, entre les rideaux, à demi timide, à demi hardie, ainsi qu'un jeune chevreuil.
Yolande devint vite remarquablement adroite. Son activité qui n'avait peur de rien, sa curiosité enfantine et son étonnement au sujet de tout ce qui lui était nouveau nous devint, à tous, une source de constant intérêt. Elle avait un grand amour pour les couleurs claires et les objets brillants ; elle examinait avec attention tous les colifichets que les dames portaient alors, et s'en parait souvent elle-même, enchantée de provoquer des remarques flatteuses autour d'elle. L'une de ces dames, un jour, apporta une brillante écharpe en soie de Perse que Yolande regarda avec ravissement et immédiatement drapa autour de ses épaules et de sa taille. Elle ne put se résigner à s'en séparer. Lorsqu'elle eut disparu, la séance étant terminée, on chercha partout l'écharpe, sans pouvoir la trouver.
La prochaine fois que Yolande revint, la dame lui demanda ce qu'elle avait fait de son écharpe. Yolande sembla un peu troublée à cette question ; mais un instant après elle agita ses mains dans l'air et toucha ses épaules, et aussitôt l'écharpe s'y trouva drapée comme dans la soirée précédente. Comment cette écharpe arriva, d'où elle vint, personne ne le vit. Yolande se tenait debout devant l'assistance, vêtue de son blanc vêtement d'esprit, qui cachait à peine ses formes gracieuses ; un léger mouvement de sa petite main brune, et aussitôt les épaules nues étaient recouvertes par les plis soyeux et colorés de l'écharpe en soie. Elle n'abandonna jamais cette écharpe. Lorsque, parfois, elle se dissolvait graduellement sous la surveillance de vingt paires d'yeux, l'écharpe restant sur le parquet, quelqu'un de nous disait : « Cette fois, elle l'a oubliée. » Mais non, l'écharpe elle-même disparaissait de la même manière que sa propriétaire, et toutes les recherches faites après coup n'aboutissaient à rien. Pourtant Yolande nous assurait gaiement que l'écharpe ne quittait jamais la chambre et que nous ne pouvions la voir par la seule raison que nous étions aveugles. Cela semblait l’amuser, et elle n'était jamais lasse de nous mystifier en rendant les choses invisibles à nos yeux ou en introduisant dans la chambre des fleurs qui n'y avaient point été apportées par une main humaine.
L'un des membres de notre cercle décrit, par le récit suivant, les étranges apparitions et disparitions de cette extraordinaire créature :
- « Premièrement on peut observer comme un objet blanc vaporeux et membraneux sur le parquet devant le cabinet. Cet objet s'étend graduellement et visiblement, comme si c'était, par exemple, une pièce de mousseline animée, se déployant pli après pli sur le parquet et cela jusqu'à ce que l'objet ait environ de deux et demi à trois pieds de long et une profondeur de quelques pouces - peut-être six pouces, ou même davantage. Puis le centre de cet amas commence à s'élever lentement, comme s'il était soulevé par une tête humaine, tandis que les membranes nuageuses sur le parquet ressemblent de plus en plus à de la mousseline qui retomberait en plis autour de la partie surgie mystérieusement. Cela a atteint, alors, trois pieds ou davantage ; on dirait qu'un enfant se trouve caché sous cette draperie, agitant les bras dans toutes les directions, comme pour manipuler quelque chose.
- « Cela continue à s'élever, s'abaissant parfois pour remonter plus haut qu'auparavant jusqu'à ce que cela ait atteint environ cinq pieds. On peut alors voir la forme de l'esprit arrangeant les plis de la draperie qui l'entoure.
- « A présent les bras s'élèvent considérablement au dessus de la tête, et, Yolande apparaît, gracieuse et belle, s'ouvrant passage à travers une masse de draperies nuageuses. Elle a environ cinq pieds de haut; sa tête est enserrée d'un turban d'où s'échappent ses longs cheveux noirs, qui retombent jusque dans son dos.
    - « Son vêtement dessine chaque membre, chaque contour de son corps, tandis que la blanche draperie, semblable à un voile, est enroulée autour d'elle, par convenance, ou retombe sur le tapis pour attendre le moment où l'on en aura besoin de nouveau.
- « Pour accomplir ceci, il faut environ de dix à douze minutes. »
Lorsqu'elle disparaît ou se dématérialise, cela se passe ainsi : « Faisant un pas en avant pour se montrer et faire vérifier son identité par les étrangers présents, Yolande, lentement, mais délibérément, déploie l'étoffe légère dont elle se sert de voile ; elle la place sur sa tête et la fait tomber autour d'elle comme un grand voile de mariée ; puis immédiatement elle s'affaisse, diminuant de grosseur à mesure qu'elle semble se replier sur elle-même ; dématérialisant son corps, sous la draperie nuageuse, jusqu'à ce qu'il n'ait plus que peu de ressemblance avec Yolande. Puis elle s'affaisse encore, jusqu'à perdre toute ressemblance avec une forme humaine, et descend rapidement à douze ou quinze pouces. La forme tombe complètement alors et ne semble plus qu'un amas de draperies. Littéralement ce ne sont que les vêtements de Yolande qui lentement, mais visiblement, se fondent à leur tour et disparaissent. »
La dématérialisation du corps de Yolande emploie de deux à cinq minutes, tandis que la disparition des draperies demande une demi minute à deux minutes. Une fois, cependant, elle ne dématérialisa point ses voiles, laissant le tout amoncelé, en tas, sur le tapis ; ce qu'un autre esprit, sortant du cabinet, vint contempler d'un air désapprobateur pour la pauvre Yolande. Cet esprit, de grande taille, ayant disparu, fut remplacé par la petite forme enfantine de Ninia, la fillette espagnole, qui vint aussi regarder les restes de Yolande. Ramassant avec curiosité l'étoffe restée par terre, elle se mit à l'enrouler autour de son petit corps, qui, du reste, était déjà enveloppé d'une draperie.
Un jour, Yolande sortit du cabinet et vint vers moi. Elle avait son voile autour de la tête et regardait curieusement vers une autre partie du cabinet, dans l'attente évidente d'en voir sortir quelqu'un. Et, en effet, les rideaux s'ouvrirent, et une autre grande figure émergea et s'avança à notre vue à tous. Cela nous avait amusés de voir l'impatience de Yolande devant la longueur du temps que l'esprit avait mis à sortir du cabinet, impatience qu'elle exprimait en frappant de son petit pied nu sur le parquet.
Une autre de nos mystérieuses visiteuses s'appelait Y-Ay-Ali. C'était une des créatures les plus parfaitement belles que l'on put imaginer. Ses formes sculpturales et son éblouissante beauté, son port majestueux et ses mouvements pleins de grâce faisaient un contraste très vif avec les petites manières de chatte de Yolande. Y-Ay-Ali était certainement une créature d'un monde supérieur. Elle ne se montra qu'une ou deux fois, bien que nous la sûmes fréquemment présente ; aucun de ceux qui la virent ne sont près de l'oublier.
Elle était évidemment une autorité, un maître pour lequel Yolande professait un tendre respect et une grande vénération. On nous dit que c'était elle qui, bien qu'invisible, aida à la production des magnifiques fleurs qui furent si mystérieusement apportées au milieu de nous.

CHAPITRE XIX

L'IXORA CROCATA

Et l'Eternel dit : « Tu voudrais
qu'on eût épargné le Kikajon, pour
lequel tu n'as point travaillé, et que
tu n'as point fait croître ; car il est
venu en une nuit, et il a péri en une
nuit. »

JONAS ch. 4, v. 10.

Je reçus un jour une lettre de M. W. Oxley, personnage très connu à Manchester, ainsi qu'un message de deux messieurs également connus en Allemagne, me demandant l'autorisation d'assister à l'une de nos séances. Je transmis leurs requêtes au reste de la société, et le résultat fut que les trois étrangers assistèrent à notre réunion suivante. Cette séance fut d'un intérêt extraordinaire, si l'on peut vraiment dire qu'une de ces manifestations est plus étrange qu’une autre ; mais cette circonstance-là a été publiée dans différents pays, et quelques personnes au moins l'ont trouvée digne d'être mentionnée.
M. Oxley, nous dit qu'il était venu avec un but spécial en  vue, et qu'il n'en parlerait pas avant de l'avoir atteint. Il nous expliqua que des esprits, par un autre médium lui avaient dit qu'il atteindrait son but s'il pouvait obtenir une admission à notre cercle privé. Nous nous demandions, naturellement, quel était son objectif, et nous avions peur que la présence des deux autres étrangers ne fit échouer son plan. D'un autre côté, une chute que j'avais précisément faite ce jour-là, en descendant les escaliers, et qui me causa une luxation du coude, semblait également devoir diminuer nos probabilités de succès; je m'en revenais donc à la salle des séances, ce soir-là, très disposée à proposer de remettre l'expérience à une autre date ; mais, en arrivant, j'appris que le temps de nos visiteurs était très limité, et je me décidai à essayer quand même.
Nous prîmes nos places accoutumées. Mme, B. joua un solo d'orgue, et le silence régnait, lorsque les rideaux du compartiment central du cabinet s'écartèrent ; Yolande s'avança dans la salle. Elle jeta un coup d'œil inquisiteur sur les étrangers, qui lui renvoyèrent un regard plein d'intérêt, admirant évidemment la gracieuse petite forme et les yeux sombres de notre jeune Arabe.
Ainsi que je l'ai déjà dit, de par ma position obligatoire dans le cabinet, je ne pouvais être qu'un témoin auriculaire : je laisse donc la parole à l'un des membres de notre cercle.
- « Yolande traversa la chambre où M. Reimer était assis (M. Reimer bien connu en Europe comme spiritualiste distingué) et le pria de se rapprocher du cabinet pour être témoin de certains préparatifs qu'elle allait faire.

Il faut prévenir ici que, dans des occasions précédentes, lorsque Yolande avait produit des fleurs pour nous, elle nous avait donné à entendre qu'elle avait besoin de sable et d'eau ; par conséquent une grande provision d'eau et de sable fin étaient toujours à proximité. Lorsque Yolande, accompagnée de M. Reimer, vint au milieu de notre cercle, elle fit comprendre son désir d'avoir de l'eau et du sable ; puis, faisant agenouiller M. Reimer sur le parquet, devant elle, elle lui signifia de mettre du sable dans la carafe d'eau ce qu'il fit jusqu'à ce que celle-ci fut à moitié pleine. Il lui fut ordonné ensuite d'y verser de l'eau. Cela fait, M. Reimer secoua vivement la carafe et la tendit à Yolande.
Yolande, après l'avoir examinée avec soin, la plaça sur le parquet, la couvrant légèrement de la draperie qu'elle retira de ses épaules. Puis elle rentra dans le cabinet, dont elle revint une ou deux fois, à de courts intervalles, pour voir ce qui se passait.
Pendant ce temps, M. Armstrong avait enlevé l'eau et le sable superflus, laissant la carafe posée au beau milieu du parquet, recouverte du voile léger, qui, entre parenthèses, ne dissimulait pas le moins du monde la forme de la carafe, dont le goulot était particulièrement visible.
Par coups frappés dans le parquet, nous fûmes engagés à chanter, de manière à harmoniser nos pensées et à combattre l'excès de curiosité que nous pouvions tous plus ou moins ressentir.
Tout en chantant, nous observâmes que la draperie était comme soulevée de dessus la carafe. Cela était parfaitement visible pour chacun des vingt témoins qui la surveillaient avec soin.
Yolande ressortit du cabinet et vint regarder la carafe avec inquiétude. Elle semblait l'examiner minutieusement et soutenait la draperie comme si celle-ci menaçait d'écraser un objet fragile placé en dessous. Finalement elle l'enleva complètement, exposant à nos regards étonnés une plante parfaite, qui semblait être une espèce de laurier.
Yolande souleva la carafe dans laquelle la plante semblait avoir poussé ; ses racines étaient visibles à travers le verre et profondément enfoncées dans le sable.
Yolande regardait la plante avec un plaisir et un orgueil manifestes, et, la prenant dans ses deux mains, elle traversa la chambre et vint la présenter à M. Oxley, l'un des étrangers présents. On sait que M. Oxley s'est fait connaître par des travaux philosophiques sur des sujets spiritualistes, ainsi que par ses écrits sur les pyramides d'Egypte.
Il prit la carafe, contenant la plante, et Yolande se retira comme si elle avait achevé sa tâche. Après avoir examiné la plante, M. Oxley la plaça sur le parquet à côté de lui, car il n'y avait point de table dans le voisinage. Beaucoup de questions furent posées, et la curiosité battait son plein. La plante ressemblait à un laurier ; elle avait de larges feuilles lustrées, mais point de fleurs. Personne ne reconnut la plante et ne put l'assigner à une espèce connue.
Nous fûmes rappelés à l'ordre par coups frappés, et priés de ne point entrer en discussion, mais de chanter quelque chose et de nous tenir tranquilles. Nous obéîmes à ce commandement, et, lorsque nous eûmes chanté, de nouveaux coups frappés nous dirent d'examiner encore la plante, ce que nous fûmes enchantés de faire. À notre grande surprise, nous observâmes alors qu'une large sommité fleurie, mesurant environ cinq pouces de diamètre, s'était épanouie, tandis que la plante reposait sur le parquet aux pieds de M. Oxley.
La fleur était d'une belle couleur rouge orangé ; je dirai même que la couleur saumon en donnerait une idée, plus juste comme description ; je n'ai jamais vu de ces teintes-là, et il me semble difficile de décrire des tons de couleur par des paroles.
Cette sommité était composée d'environ cent cinquante petites corolles en forme d'étoiles, s'écartant considérablement de la tige La plante avait vingt-deux pouces de haut, avec une grosse tige fibreuse qui remplissait le col de la carafe. Elle avait vingt-neuf feuilles, ayant en moyenne de deux à deux pouces et demi de large sur sept pouces et demi de haut. Chaque feuille était unie et lustrée, ressemblant à première vue à celles d'un laurier, comme nous l'avions supposé d'abord. Les racines fibreuses semblaient avoir crû naturellement dans le sable.
Plus tard nous photographiâmes la plante dans la carafe d'eau, car il ne fut pas possible de l'en retirer, le goulot étant trop étroit pour permettre aux racines de passer, d'autant plus que la tige, comparativement plus mince, remplissait entièrement l'orifice.
Nous apprîmes que le nom de cette plante était l'Ixora crocala, originaire des Indes.
Comment nous vint-elle ? Poussa-t-elle dans la bouteille ? Avait-elle été apportée dématérialisée des Indes, pour être rematérialisée dans notre salle des séances ?
Telles étaient les questions que nous nous adressions les uns aux autres sans résultat. Nous n'obtînmes aucune explication satisfaisante. Yolande ne put ou ne voulut pas nous en donner. Autant que nous pouvions en juger, et c'est aussi l'opinion d'un jardinier de profession corroborée avec la nôtre, la plante avait certainement plusieurs années d'existence. Nous pouvions voir les endroits où d'autres feuilles avaient poussé et étaient tombées, et nous observâmes des traces d'éraflures qui s'étaient refermées avec le temps. Et cependant il était évident que la plante avait poussé dans le sable de la bouteille, ainsi que l'attestaient ses racines collées à la paroi intérieure du verre, et toutes ses fibres en parfait état comme si elles avaient germé dans cet endroit et n'avaient point été troublées dans leur croissance. La plante n'avait pas été introduite dans la bouteille, pour la simple raison qu'il eût été impossible de faire passer ses racines fibreuses et la partie la plus large de sa tige à travers le goulot de la bouteille, sans qu'on fût obligé de briser celui-ci pour pouvoir l'en sortir. »
    M. Oxley dit, dans un compte rendu qu'il publia plus tard : « J'avais photographié la plante le matin suivant et je l'emportai ensuite à la maison où je la plaçai dans ma serre sous les soins du jardinier. Elle vécut trois mois, puis se fana. Je conservai les feuilles pour en donner à des amis, excepté la fleur et les trois feuilles de l'extrémité que le jardinier coupa lorsqu'il se chargea de la plante. Celles-ci, je les ai encore sous verre, et elles ne donnent aucun signe de dématérialisation. Avant la création ou la matérialisation de cette merveilleuse plante, Yolande m'apporta une rose dont la tige avait un pouce de long et que je mis à ma boutonnière. Sentant quelque chose remuer, je l'enlevai et trouvai deux roses. Je les remis en place, et, les ayant retirées à la fin de la séance, je vis à mon grand étonnement que la tige s'était allongée de sept pouces et qu'elle portait trois roses en fleurs ainsi qu'un bouton et plusieurs épines. Je rapportai ces fleurs à la maison et les conservai, jusqu'à ce qu'elles fussent fanées ; les feuilles moururent et la tige sécha, preuve de leur réalité et de leur matérialité. »
Ceci n'est là qu'un des remarquables exploits de Yolande, mais cela montre combien intéressantes étaient les manifestations que nous obtenions dans nos expériences.
A la  fin de la séance, M. Oxley nous expliqua qu'on lui avait promis un spécimen de cette plante particulière pour compléter sa collection, et qu'ainsi l'objectif de sa visite s'était trouvé réalisé.
Un autre tour favori de Yolande était de mettre un verre d'eau dans la main d'un de ses meilleurs amis, et de lui dire de bien le surveiller. Elle tenait alors la pointe de ses petits doigts au-dessus du verre, et, pendant que les yeux de son ami scrutaient attentivement l'eau, une fleur se formait et remplissait bientôt le verre. C'était généralement un splendide spécimen de rose, dont la tige portait quelquefois plusieurs fleurs.
Le ravissement de Yolande était égal à celui de l'ami favorisé lorsqu'elle réussissait à lui faire cette surprise ; mais, quand nous voulions apprendre comment elle s'y prenait, elle haussait les épaules et penchait la tête de côté avec un air de perplexité.

Je pense quelquefois qu'elle ne savait elle-même pas comment elle produisait ces fleurs charmantes, et qu'elle agissait simplement sous la direction de sa bien-aimée Y-Ay-Ali, dont le savoir était sans limites. Mais si Y-Ay-Ali connaissait ce secret, elle le gardait pour elle, autant que nous pûmes nous en apercevoir. Si elle nous l'avait expliqué, il est possible que nous n'eussions pas été plus capables, pour cela, de produire le même résultat que Yolande. Dans tous les cas, le modus operandi de ces délicieuses créations reste toujours un mystère pour chacun de nous.
Un autre des hauts faits de Yolande était de demander une cruche d'eau. La remplissant à moitié d'eau, elle la plaçait, avec l'aide de l'un de nos amis, sur sa tête ou sur son épaule, la transportant d'un endroit à un autre, et, formant un tableau d'une grâce et d'une beauté tout orientales, avec son visage et ses bras ambrés, son vêtement blanc comme la neige, et ses longs cheveux noirs retombant sur ses fines épaules. Lorsque, après avoir salué ses amis, Yolande se débarrassait de la cruche, on trouvait celle-ci remplie jusqu'au bord de douzaines ou même de vingtaines de roses les plus exquises, qu'elle distribuait généreusement à la compagnie, offrant en général la cruche pour faire choisir ses amis. Quelquefois on demandait et l'on obtenait des fleurs d'une coloration particulière.
Quelqu'un me dit un jour : « Pourquoi ne demandez-vous jamais rien ? »En effet, je n'avais jamais rien demandé pour moi-même, m'intéressant suffisamment aux actions de Yolande toutes les fois que je pus avoir l'occasion de les observer. Mais, en entendant cette question, Yolande me  regarda d'un air interrogateur, et je lui demandai de me donner une rose... une rose noire. Je pensais que ceci l'embarrasserait, car je pouvais à peine imaginer qu'une pareille fleur existât. Immédiatement Yolande plongea la main dans la cruche, et, y prenant un objet sombre, encore tout trempé de gouttelettes d'eau, elle me le tendit en triomphe. C'était une rose d'une teinte bleue tirant sur le noir, et telle que je n'en ai jamais vue ; un magnifique spécimen dont la valeur tenait davantage à son espèce unique qu'à sa beauté, du moins à mon avis.
Cette petite amabilité, de Yola nde était digne, de remarque, car elle me favorisait rarement de son attention, semblant plutôt m’éviter, ou accepter ma présence dans le cabinet comme un mal nécessaire.
Il semblait exister un étrange lien entre nous. Je ne pouvais rien faire pour garantir sa présence au milieu de nous. Elle venait et repartait entièrement indépendante de ma volonté. Et cependant je découvris que, lorsqu'elle se trouvait avec nous, sa courte existence matérielle dépendait de ma volonté. Il me semblait perdre, non pas mon individualité, mais ma force et mon pouvoir d'agir. Je perdais aussi une grande partie de ma substance matérielle, bien que, dans ce temps-là, je ne m'en doutasse pas encore. Je me sentais sous l'influence d'un changement quelconque ; et, ce qui est curieux à observer, tout effort de ma part, pour penser avec logique et pour suivre un raisonnement, semblait affecter Yolande et l'affaiblir. Elle avait le plus de force et de vie lorsque j'avais le moins d'inclination à penser et à raisonner ; mais mon pouvoir de perception s'accroissait alors jusqu'à la douleur : je n'entends pas là dans un sens physique, mais au point de vue mental. Mon cerveau devenait comme une espèce de galerie à écho où les pensées des autres personnes prenaient corps et résonnaient comme n'importe quel objet matériel. Quelqu'un souffrait-il, je ressentais la souffrance. Quelqu'un se sentait-il fatigué, tracassé, je l'éprouvais instantanément. La joie et la souffrance se faisaient, en quelque sorte, perceptibles à moi, je n'aurais pu dire lequel de mes amis souffrait ; mais cette souffrance existait et affectait mon être conscient.
Si quelqu'un abandonnait son siège, rompant la chaîne par conséquent, ce fait m'était mystérieusement, mais très nettement communiqué.
Les pérégrinations de Yolande me causaient quelquefois une vague inquiétude. Elle jouissait évidemment de son court passage parmi nous, et elle était si téméraire, malgré son apparente timidité, que je me trouvais toujours tourmentée par la crainte de ce qui pourrait arriver. J'avais le sentiment pénible que tout accident ou toute imprudence de sa part retomberait sur moi... comment ? Je n'en avais pas une idée bien claire. J'avais à l'apprendre plus tard.
Si ce sentiment d'anxiété prenait réellement la forme d'une pensée, je découvrais qu'il obligeait toujours Yolande à rentrer dans le cabinet, à contre cœur et quelquefois avec une pétulance enfantine. Ceci me montrait que ma pensée avait une influence dominatrice sur ses actions, et qu'elle ne venait à moi que lorsqu'elle ne pouvait pas se suffire à elle-même.

CHAPITRE XX

DE NOMBREUSES VISITES D'ESPRITS

L'un de ces hommes est un génie par rapport à un autre ;
Il en est de même ici. Lequel est l'homme véritable
Et lequel est l'esprit ? Qui pourra les déchiffrer ?

COMEDY OF ERRORS Act I se. 1.

Il ne faudrait pas supposer que nous n'eussions, en fait d'hôtes spirituels, que Walter, Yolande, Ninia et Y-Ay-Ali. Il ne se passait pas une réunion sans que nous ne fussions mis en présence de quelque étrange figure. Parfois ces esprits nous étaient inconnus, et, dans ce cas, ils ne revenaient pas. D'autres vinrent qui furent identifiés et restèrent un certain temps avec nous, ne disparaissant que pour revenir à nos prochaines séances.
    Combien de fois j'ai béni Dieu de ce don merveilleux qui me permettait d'apporter une telle consolation à des cœurs brisés. Et je l'en bénis encore malgré les amères souffrances et les cruelles persécutions que j'ai eues à subir de la part d'ignorants ou de sceptiques.
Un soir nous fûmes frappés par la soudaine apparition d'un jeune marin vêtu de son uniforme bleu, à galons et boutons dorés, et qui portait des insignes à son béret. Je le vis en pleine lumière lorsqu'il écarta les rideaux et sortit du cabinet. Son apparition me surprit, car il ressemblait tant à une personne ordinaire que je ne pouvais d'abord imaginer que c’était un esprit. Je n'eus point le temps, du reste, de rassembler mes pensées, car j'entendis des cris et des exclamations qui eurent pour effet d'interrompre la prière faite par notre bon Mr H. Je ne voyais rien je ne pouvais qu'écouter, mais on me dit ensuite que la scène ayant suivi l'arrivée du jeune marin fut très émouvante.
Il avait marché vers une dame assise en arrière, et celle-ci, reconnaissant son fils perdu
s'élança en avant, le rencontrant à mi-chemin. Il jeta ses bras autour d'elle, l'embrassant passionnément, et tous les deux restèrent serrés dans les bras l'un de l'autre. Beaucoup d'entre nous ne purent retenir leurs larmes de sympathie devant la mère et le fils, si étrangement réunis !
- « C'est mon fils, mon Alfred, dit la pauvre mère, mon unique enfant que je n'avais plus jamais imaginé revoir. Il n'est pas changé, il n'est ni plus grand ni plus fort ; il n'est en aucune manière différent de ce qu'il était. Il a encore la petite moustache dont il était si fier lorsque je lui dis adieu pour la dernière fois, à son départ pour ce voyage dont il ne devait plus revenir. C'est mon fils ; ce n'est pas un autre. Personne au monde ne peut changer ce fait et m'enlever cette consolation : mon fils vit encore, et il m'aime comme il m'a toujours aimée. »
Parmi les nombreux malades qui sollicitèrent le secours de nos amis les esprits se trouvait M. Hugues Bitcliffe, de Gateshead, un ami personnel de M. et Mme Fidler. Nous apprîmes malheureusement trop tard sa maladie pour pouvoir faire autre chose qu'adoucir ses dernières heures de souffrances. Au grand chagrin de ses amis, il entra dans le Pays invisible quelques jours à peine après que nous eussions appris le mal qui l'avait frappé. Sa veuve et ses enfants étaient inconsolables. Il avait été spiritualiste, mais il n'avait jamais pris une part très active à la propagation de ses croyances, bien qu'il s'intéressât vivement à tout mouvement éducateur, en particulier à la Tempérance dont il s'était spécialement occupé. Sa femme partageait ses idées mais elle n'avait guère pris d'intérêt à nos expériences, et après la mort de son mari, je la voyais très rarement. Je ne les avais connus que peu de temps avant la mort de M. Bitcliffe ; je ne vis donc jamais celui-ci sous son aspect ordinaire, car il était déjà grandement changé et émacié par la maladie.
Quelques mois après la mort de son mari, Mme Bitcliffe vint à l'une de nos réunions sous la conduite de M. et Mme F. Pour ce qui va suivre, je donnerai la parole à M. F., qui publia plus tard un rapport signé par Mme Bitcliffe et par deux autres dames se trouvant également présentes à cette réunion.
    Il écrit :
- « M. Hugues Bitcliffe, un de mes amis les plus estimés, mourut il y a environ un an. Il était très connu à Gateshead, où il prenait une part active à la cause de la Tempérance, et, pendant quelques années, il fut inspecteur d'une école du dimanche. Lui et sa femme étaient tous deux spiritualistes, mais Mme Isabelle Bitcliffe n'avait jamais assisté à une séance telle que je vais la décrire.
- « Au moment où la séance allait prendre fin, nous vîmes apparaître, écartant les rideaux, la fine et haute silhouette d'un homme. Il avait les cheveux et les moustaches noirs et était revêtu d'un long vêtement blanc. Il avait une apparence tout à fait noble et majestueuse.
- « En un instant, je reconnus mon ami M. Bitcliffe.
- «  Le fait remarquable est que, non seulement je le reconnus, mais que sa femme et une autre dame présente le reconnurent immédiatement, dès son apparition. En outre, deux messieurs, qui se trouvaient assis un peu en arrière, mentionnèrent le nom de mon ami et me demandèrent ensuite s'ils étaient exacts dans leur supposition quant à l'apparence et à l'identité de l'esprit.
     - « Ainsi quatre personnes le reconnurent sans avoir l'ombre d'un doute, tandis que les deux autres, tout en le reconnaissant, doutèrent quelque peu de la réalité de leur vision.
- « Mon ami vint à moi et me serra les mains. Sa main, qui était un peu plus grande que la mienne, était chaude, douce et naturelle. Son étreinte était ferme et vigoureuse : ce qu'elle était pendant sa vie terrestre. Je compris que cette fervente poignée de mains était l'expression de sa reconnaissance pour les petits services que je lui avais rendus pendant sa maladie.
- « À une réunion suivante, dix jours plus tard, Mme Bitcliffe revint, cette fois, avec ses deux petites filles, Agnès, âgée de treize ans, et Sarah, de sept à huit ans.
- « Mon ami se montra de nouveau, pour nous convaincre que, bien que son corps reposât dans la tombe, il était, sans l'ombre d'un doute, aussi vivant que nous, et désireux de nous prouver la non-réalité de la mort.
- « Au moment où il apparut, la petite Sarah, une charmante et intelligente enfant, ayant couru à lu i; il la prit dans ses bras et l'embrassa. Elle se pendait à son cou comme si elle ne voulait plus se séparer de lui ; mais elle dut faire place à sa sœur aînée, qui voulait aussi sa part de baisers. Les enfants lui posèrent d'innombrables questions, telles que celles-ci : « Où avait-il pris les vêtements blancs qu'il portait ? - Ce qu'il en faisait lorsqu'il repartait ? Comment il entrait dans la chambre ? - Si je le reconnaissais ? »
- « Oui, certes, je le reconnaissais ? Pense-t-on que je ne reconnaissais pas leur père ? - Que c'est étrange ! Il est mort, et cependant il est vivant. Comment cela peut-il avoir lieu ? »
Cela et cent autres questions et remarques embarrassantes pour des têtes plus sages que les leurs. Jamais ces enfants ne pourront être persuadées qu'elle n'ont pas réellement vu et embrassé leur père, mort depuis plus d'un an. »
Je mentionnerai encore une circonstance de semblable nature, m'ayant intéressée parce que je connaissais personnellement les personnes qui y jouèrent un rôle. Un vieux monsieur de ma connaissance était spiritualiste depuis de longues années. Sa femme, qui ne montrait pas la moindre sympathie pour ses idées, mourut au bout de ce temps. Je n'avais point pour elle l'amitié que j'éprouvais pour lui, car, à l'occasion, les discours tranchants de la femme m'avaient beaucoup froissée, et je me sentais pleine de compassion pour le pauvre mari, qui poursuivait ses études spiritualistes avec des désagréments que je ne connaissais pas, pour ma part.
    Elle mourut donc, et je fus un peu surprise en constatant combien cette perte affligeait mon vieil ami. Quelques jours après l'enterrement, il vint dans notre sanctuaire, sans l’intention d'assister à une séance, mais une fois là il s'y arrêta. J'avais été très affectée de son chagrin, aussi j'étais toute contente de le voir rester un moment avec nous, espérant qu'il trouverait quelque diversion à sa tristesse actuelle. Je ne me rappelle pas exactement ce qui eut lieu au commencement de la séance, mais je vois encore distinctement les rideaux s'ouvrant dans une secousse, et laissant la lumière tomber en plein sur la figure de Mme Miller. Quoique forcément habituée à ces choses incroyables, je fus suffoquée par l'étonnement. Il ne pouvait y avoir erreur ; c'était ses traits, ses gestes : c'était elle, en tout. Elle fut immédiatement reconnue par ceux qui la connaissaient. Son mari, bouleversé par l'émotion, voulut l'embrasser, mais, faisant un pas en arrière, elle lui dit sévèrement :
- « Qu'avez-vous fait de ma bague ? »
Un coup de tonnerre ne nous aurait pas surpris davantage.
- « Ma chère, je n'ai rien fait de votre bague, répondit le pauvre homme, n'est-elle pas à votre doigt ? »
Et il éclata en sanglots, tandis que Mme Miller rentrait dans le cabinet d'où elle avait apparu. Positivement, j'aurais été contente si j'avais pu la secouer ferme.
M. Miller semblait très angoissé au sujet de la contrariété évidente de sa femme. Il nous dit qu'elle lui avait recommandé avant sa mort de ne pas lui enlever les deux bagues qu'elle portait toujours. Il lui avait promis que son désir serait respecté ; il n'en savait pas davantage et ne comprenait pas du tout cette remarque. J'imagine qu'il ne sentit pas bien la dureté de ce procédé ; mais, j'en suis bien sûre, la plupart d'entre nous ressentirent plus ou moins d'indignation en voyant ce cœur aimant et affligé dédaigné pour une bague, quelle que fût la valeur de ce bijou.
Plus tard, M. Miller nous dit qu'en rentrant à la maison il avait questionné sa fille au sujet des bagues. Celle-ci, parait-il, ignorant la demande de sa mère avait enlevé les bagues, précisément avant l'enterrement, pensant que son père serait heureux de les posséder plus tard. La question sévère s'expliquait donc.
Mme Miller revint plusieurs fois, pour saluer ses amis, mais elle ne sembla jamais vaincre ses préjugés contre le spiritualisme, et ne fit usage de nos réunions que lorsqu'elle avait quelque but à réaliser. En dépit d'elle-même, cependant, le seul fait de son apparition est un témoignage suffisant en faveur de la question qu'elle méprisait. Et tous ceux qui l'avaient connue - et ils n'étaient pas en petit nombre - eurent des preuves convaincantes que Mme Miller était tout ce qu'il y a de plus vivante, et pas le moins du monde changée, ni d'aspect ni de caractère.
Dans l'étude de ces manifestations, les idées orthodoxes que nous avions pu concevoir sur les habitants des sphères célestes ne furent pas sans recevoir de sérieuses atteintes. Autant que je puis en juger, aucun de nos visiteurs spirituels - à l'exception peut-être de Y-Ay-Ali - ne répondait à mes idées préconçues sur l'état angélique. Ils semblaient aussi humains que s'ils fussent réellement en vie. Une longue conversation qui eut lieu, un soir, entre un esprit et un de nos hôtes passagers, me donna pendant longtemps matière à réflexion.
Cela arriva à notre réunion habituelle et bi-hebdomadaire. Deux étrangers, amis de l'un de nos membres, avaient été invités, selon l'avis général, à assister à la séance, lorsqu'un esprit apparut, de taille élancée, avec des moustaches, une barbe et des cheveux noirs, et le front large et haut. Comme nous ne le connaissions pas, nous lui demandâmes s'il était venu pour quelqu'un de nous, et il nous fit comprendre qu'il connaissait l'un des étrangers présents. Ce monsieur, à cette époque, refusa de laisser publier son nom ; ainsi je le désignerai simplement sous la lettre B.
M. B. : - « Qui êtes-vous ? Êtes-vous Philippe ? »
L'esprit. : - « Non. »
M. B. : – « Êtes-vous Lynch. »
L'esprit. : - « Oui, Emmanuel Lynch. »
M. B. : – « Je n'ai pas pensé à Emmanuel. C'est de Franck que je veux parler, Franck qui est mort en Mer. »
L'esprit. : - « Non, je ne suis pas mort en mer. Je suis mort de consomption. »
M. B. : - « Oui, c'est vrai, Franck mourut en mer, mais Emmanuel est mort à Hartlepool. »
L'esprit. : - « Oui, dans le vieux Hartlepool. Savez-vous si mes parents sont encore en vie ? Et ma femme vit-elle encore ? Quand Franck est-il mort ? Et Ralph, vit-il toujours ? Dans quel bateau me trouvais-je lorsque vous me vîtes pour la dernière fois ? »
M. B. : - « Je ne sais pas le nom du bateau, mais c'était environ en 1867. Je ne puis répondre positivement à vos autres questions, car je n'ai pas été à Hartlepool depuis quelque temps. »
L'esprit. : - « Je voudrais bien revoir toutes ces braves gens, ou tout au moins savoir s'ils ont quitté votre monde. Le vieux était assez mauvais avant ma mort ; mais ce n'était pas nouveau. Dire que lui et ma mère étaient si bien portants, si forts, et que tous leurs fils - leurs neuf fils - sont morts, de la poitrine. »
M. B. : - « J'ai entendu dire qu'il y avait neuf enfants, mais Franck et Emmanuel sont les seuls que j'aie connus. »
L'esprit. : - « Je me demande si Kate, ma femme, s'est remariée.., mais qu'importe, après tout ! Avez-vous connu Brough, le commissaire du bord ? »
M. B. : - « Non, je ne connaissais pas le commissaire du bord. »
L'esprit. : - « Avez-vous connu le vieux capitaine Wynn ? »
M. B. : - « Oui, il vit encore. Je lui ai parlé aujourd'hui. »
L'esprit. : - « Je ne parle pas de celui-là. L'autre vivait à Poplar, à Londres. Il est mort beau temps avant moi et se trouve ici à présent, désirant envoyer un message à sa femme. Il voudrait savoir si elle s'est remariéé ou si elle l'a oublié ; car, dans ce dernier cas, il ne veut plus s'en préoccuper. »
M. B. : - « Je ne connais pas son adresse. »
L'esprit. : - « Écrivez à John Fennick, 44, Coal Exchange, Londres. Il vous donnera l'adresse de Mme Wynn. Demandez à Emily si elle se rappelle Manny Lynch ; elle désirait m'épouser. »
M. B. (s'adressant au cercle) : - « Manny Lynch. Oui, nous  avions l'habitude de le nommer Manny. Il emmena un sculpteur pour modeler son buste lorsqu'il était sur la Méditerranée. »
L'esprit. : – « Oui, Jack Roger en fit autant et fut remplacé par Garibaldi. »
M. B. : – « Jack Roger vit-il encore ? »
L'esprit. : – « Il me quitta pour monter sur l'Age de Fer; le bateau se perdit, mais ce qu'il devint, lui, je n'en sais rien. »
M. B. : – « Je connais l'Age de Fer, mais je ne savais pas que Jack Roger s'y fût embarqué. Avez-vous vu plus tard le capitaine Wynn ? »
L'esprit. : - « Non, j'ai entendu parler de lui au moment où je me trouvais si mal, mais je ne puis me rappeler ce qu'on en disait. Est-il mort ? »
M. B. : - « Oui. »
L'esprit. : - « C'était un beau garçon, vraiment... comme M. Faites à celui-ci mes compliments, et dites-lui que je serais content de causer avec lui. Donnez mon amour à Emilv. Je suis fâché de n'avoir pu réconcilier ces deux-là. Venez souvent ici, et nous causerons du vieux temps et du vieux monde d'autrefois. »
Je ne vis plus cet étranger, mais je me demande quelles peuvent être devenues ses idées sur le ciel, après cette conversation.
Autant que je puis en juger, Emmanuel Lynch s'intéressait aussi vivement à tout ce qui concernait sa vie passée qu'au temps même où il vivait. Son ami nous dit que « Manny » avait été ingénieur à bord d'un navire, et qu'il n'y avait pas le moindre doute que ce fût lui, en esprit, et non un autre.
L'esprit et l'invité m'étaient tous les deux entièrement étrangers et l'étaient également à la plupart de mes amis ; cette conversation, qui eût paru toute naturelle entre des amis se revoyant après quelques années de séparation, nous frappa comme quelque chose de tout à fait étrange et incompréhensible. Nous étions persuadés que les esprits n'avaient pas besoin de poser des questions comme celles d'Emmanuel Lynch. On aurait cru cet esprit de retour d'un long voyage et pressé d'apprendre tous les changements qui s'étaient produits en son absence.
Un soir, tandis que j'étais tranquillement assise dans le cabinet, écoutant les remarques qui circulaient au dehors, j'entendis quelques mots prononcés à mon oreille qui me firent tressaillir et prendre une position favorable pour écouter attentivement. J'entendais quelqu'un parler français tout près du cabinet, et je compris que ces paroles étaient adressées à un esprit qui se tenait debout entre les rideaux ouverts. Je l'avais vu sortir, s'en aller vers la lumière, mais la particulière lassitude que je ressens toujours tandis que ces formes se matérialisent m'avait empêchée d'en suivre avec attention les mouvements. Lorsque j’entendis un langage étranger je me réveillai, comme si quelque chose de nouveau allait se produire, et les mots « ma petite, ma fille » excitèrent en moi une telle curiosité que je voulus absolument voir l'esprit en question.
J'obtins la permission de quitter mon siège dans le cabinet, et je m'en vins lentement et avec difficulté du côté des rideaux, là où se tenait une figure blanche. 0 surprise ! Je me trouvai face à face avec... moi-même ; du moins il me parut ainsi.
L'esprit matérialisé était un peu plus grand que moi et de complexion plus forte : il avait les cheveux plus longs, les traits plus gros et les yeux plus grands ; mais, en regardant ce visage, je croyais me voir dans un miroir, tant était grande la ressemblance.
L'esprit me posa les mains sur les épaules, et, me regardant attentivement, murmura : « Mignonne, ma petite ! »
Toute contente que j'étais de me trouver vis-à-vis d'une parente, même inconnue, une sensation d'effroi étonné prévalut sur toute autre sensation. Je ne pouvais dire que je reconnusse cette parente, car mes yeux ne l'avaient jamais rencontrée encore ; cependant, son identité ne faisait aucun doute pour moi, et son étrange ressemblance fut une révélation. Je n'avais jamais entendu dire que je lui ressemblais, et je ne connaissais pas d'être vivant l'ayant connue et auprès de qui j'eusse pu prendre des informations.
La dame française - ainsi que nous prîmes l'habitude de l'appeler - était une de nos rares visiteuses de l'autre monde capable de s'exprimer par la parole, le plus grand nombre des esprits se faisant comprendre par signes ou par gestes lorsqu'il leur fallait répondre aux questions posées. Elle était aussi mon amie particulière, ainsi que nous le savions tous et venait pour moi, quoiqu'elle fit beaucoup moins attention à moi qu'aux autres membres de la société. Le rôle particulier que j'avais à jouer dans les séances l'empêchait peut-être de me montrer son affection, car elle put remarquer que tout ce qui occupait spécialement mon esprit, ou éveillait mon intérêt, causait un affaiblissement, une décroissance notable de son pouvoir au milieu de nous ; toujours est-il qu'elle témoignait beaucoup plus d'égard aux autres, notamment à M. F., le seul pouvant parler avec elle dans sa langue natale.
Elle revint souvent nous voir, paraissant se plaire dans notre société. Cela est curieux à dire, mais elle remarqua très vite les quelques personnes de notre cercle qui étaient de religion catholique romaine, et sembla plus à son aise avec celles-ci qu'avec les autres. Un jour, l'une de ces dames catholiques présenta à notre « dame française » un rosaire où une petite médaille était attachée, en lui disant, si je me le rappelle bien, que cette médaille avait été bénie par le Pape. La dame française prit le chapelet, et, détachant promptement la petite médaille, elle alla vers la cheminée, où le feu était allumé, et délibérément y jeta la petite médaille, à la grande horreur de la dame catholique. A nos questions sur cette étrange manière d'agir, elle répondit froidement que la médaille avait besoin d'être purifiée.
Lorsque, plusieurs heures après, la médaille fut retrouvée dans les cendres, elle était claire et brillante. Lorsque la « dame française » revint, à la séance suivante, on la lui offrit, et, après qu'elle l'eut examinée soigneusement, elle nous permit de l'attacher de nouveau au rosaire qu'elle conserva, et auquel elle semblait tenir beaucoup.
Pendant longtemps elle ne manqua pas de venir à nos séances ; sa grande ressemblance avec moi était toujours une source d'étonnement et de commentaires. Séparément, on nous prenait très souvent l'une pour l'autre. Lorsque nous nous trouvions ensemble, les petites différences dont j'ai parlé étaient apparentes et dignes d'être remarquées.
Un jour, cependant, un clergyman de l'église anglaise se trouvait à notre réunion. La dame française était assise à côté de moi, et elle lui tendit la main pour échanger un shake-hand. Il nous regarda l'une après l'autre, parut dérouté et nerveux lorsqu'il nous vit une telle ressemblance, ne sachant plus laquelle était l'esprit et laquelle était la femme. Et, au lieu de prendre la main qu'elle lui tendait, dans son embarras il saisit et serra celle de son voisin le plus proche.

CHAPITRE XXI

UNE EXPÉRIENCE AMÈRE

L'expérience est un maître cruel.

CARLISLE.

J'ai un peu hésité avant de me décider à écrire le récit de l'expérience amère que nous fîmes, mes amis et moi ; expérience qui eut pour résultat de longues années de souffrances personnelles, à la fois physiques et morales. Mais, comme ceci est le souvenir d'une partie de mon œuvre, je sens qu'il ne m'est pas permis de l'omettre. Les meilleures leçons de la vie sont souvent celles qui nous ont coûté le plus de larmes, et, bien que j'aie fortement ressenti la souffrance endurée en ce temps, la leçon que j'appris m'initia aux mystères des phénomènes spirites beaucoup mieux que n'eût pu le faire toute une vie de succès. La réussite qui avait couronné nos expériences m'avait, je dois le dire, en grande partie aveuglée sur la délicate nature des conditions requises pour la production des manifestations spirites. Et peut-être en avait-il été autant de mes amis. Inconsciemment, ou peut-être par intuition nous avions adopté plusieurs des moyens nécessaires pour réussir ; et le résultat semblait justifier l'idée que nous n'eussions qu'à rassembler toute notre énergie pour obtenir ce que nous désirions, en matière de phénomènes.
Comment ces choses se produisaient, voilà une question que nous ne pouvions comprendre. Nous savions que la présence de certaines personnes était favorable ; que celle d'autres personnes ne l'était pas ; que les températures extrêmes étaient nuisibles ; un coup de tonnerre, par exemple, pouvait nuire à de bons résultats ; mais, en dehors de ces règles élémentaires, je ne pense pas que nous eussions gagné, quelque connaissance positive. Nous allions à tâtons, et les succès que nous réalisions étaient probablement dus à une série de hasards favorables, plutôt qu'à une connaissance scientifique de la question.
Notre constant succès était pour nous une source de danger. J'ai déjà parlé de la vague sensation de malaise que me causaient les actions de Yolande. Bien que la regardant comme parfaitement libre, et indépendante de toute autorité terrestre, je ne pouvais jamais m'empêcher d'une sorte d'anxiété à son égard : quelque chose du trouble que la mère ressent lorsque son petit enfant échappe à sa surveillance et risque de dépasser les limites fixées. Je ne pense pas que mon inquiétude se soit jamais expliquée en paroles ; en résumé, je ne savais même pas ce que je craignais.
Mon amie, Mme F., était sur le point de quitter l'Angleterre, et je m'étais décidée à l'accompagner. Mon départ allait mettre fin à nos séries de séances. Ce genre d'études commençait à me peser, et ce n'est pas sans plaisir que  j'envisageais le repos.
Nous avions emballé tous nos effets les fournitures de la maison, les peintures, les porcelaine , etc, et nous nous trouvions très fatiguées de ce travail inusité. Après avoir vu le dernier wagon de meubles en sûreté, à bord du navire destiné à nous transporter dans notre home septentrional, nous revînmes à la maison de l'ami qui nous avait offert l'hospitalité, pour les derniers jours précédant notre départ.
J'aurais bien mieux aimé me coucher de bonne heure que de présider à une séance ; mais on m'attendait, et je n'avais d'autre alternative que de prendre place au milieu de mes amis, me promettant, en guise de consolation un bon petit somme dans le cabinet.
Le travail inusité et fatigant, inévitable pour arriver à bout de toutes nos entreprises ; ma peinture ; une vente pour laquelle j'avais promis différents dessins ; des visites à faire et à recevoir ; mes malades dont je me séparais à regret ; tout ceci, ajouté à notre prochain changement de résidence, m'avait causé plusieurs nuits d'insomnie et des journées pleines d'agitation. Je n'avais pas le moindre intérêt pour les esprits, ce soir-là, sauf l'espoir qu'ils ne me retins pas longtemps, et je pensais que, quand je gagnerais mon lit, ce serait pour y rester jusqu'au lendemain à midi.
Je ne sais comment la séance débuta ; j'avais vu Yolande prendre sa cruche sur l'épaule et sortir du cabinet. J'appris plus tard ce qui se passa. Ce que j'éprouvai, ce fut la sensation angoissante, horrible, d'être étouffée ou écrasée ; la sensation, j'imagine, d'une poupée en caoutchouc qui serait violemment embrassée par son petit possesseur. Puis une terreur m'envahit ; une agonie de douleurs m'étreignit ; il me semblait perdre l'usage de mes sens et je m'imaginais tomber dans un abîme effrayant, ne sachant rien  ne voyant rien, n'entendant rien, sauf l'écho d'un cri perçant qui semblait provenir de loin. Je me sentais tomber, et je ne savais où. J'essayai de me retenir, de me raccrocher à quelque chose, mais l'appui me manqua ; je m'évanouis et ne revins à moi que pour tressaillir d'horreur, avec le sentiment d'être frappée à mort.
Mes sens me semblaient avoir été dispersés à tous les vents, et ce n'est que petit à petit que je pus les rappeler à moi, suffisamment pour comprendre ce qui était arrivé. Yolande avait été saisie, et celui qui l'avait saisie l'avait prise pour moi.
C'est ce qu'on me raconta. Ce récit était si extraordinaire que, si je n'avais été dans un tel état de prostration, j'en eusse ri, mais j'étais incapable de penser, ou même de remuer. Je sentais que très peu de vie demeurait en moi, et ce souffle de vie était un tourment. L'hémorragie des poumons, que ma résidence dans le Midi avait guérie en apparence, se produisit de nouveau et le sang me suffoqua presque. Le résultat de cette séance fut une longue et grave maladie qui remit à plusieurs semaines notre départ d'Angleterre, car je n'étais point transportable.
Le choc avait été terrible ; et, ce qui était pire encore que le choc lui-même, c'était ma complète incapacité à le comprendre. Il ne m'était jamais arrivé de supposer que quelqu’un oserait m'accuser d'imposture. J'aurais pu être la femme d'un César ; à mon propre avis du moins. J'avais étudié avec mes amis, premièrement pour le désir de savoir, et ensuite par pur amour pour la Cause et avec le désir de la faire connaître.
Moralement, je souffris moins de l'action de cet homme que des sentiments de vengeance dont fut animé un autre membre de notre cercle. Celui-ci était un artiste de mérite, et je prisais fort les conseils qu'il me donnait relativement à ma peinture. J'aurais désiré payer en monnaie ses instructions, mais il n'accepta jamais cela, disant qu'entre confrères la question d'argent n'était pas à discuter. Selon moi, il avait des idées répugnantes sur la question des affinités, et ceci m'obligea à fuir sa compagnie. Ce fut sans doute la raison de son changement à mon égard et des calomnies qu'il fit circuler.
Il est maintenant dans l'Au delà, et il peut voir, d’après son sort actuel, qu'en injuriant son prochain, on diminue ses propres chances de bonheur. Je ne l'ai jamais revu, et j'ai été attristée en apprenant sa mort dans une maison d'aliénés, où il avait été interné précédemment, par intervalles. Je n’avais point connu ce détail, et cela explique bon nombre des idées particulières et extraordinaires qu'il aimait à formuler et que je ne parvenais pas à comprendre.  Je n'ai pas tant blâmé l'homme qui fut la cause première de mon mal. Il ne savait sans doute rien des sacrifices que j'accomplissais, rien de l'œuvre qui avait été édifiée, rien des années d'étude qui nous avaient amenés à notre situation actuelle. C'était un iconoclaste ; et il crut bien faire en détruisant les faux dieux, ainsi qu'il les considérait.
J'ai même pensé, depuis, qu'il était excusable de ses soupçons, en me rappelant l'extraordinaire ressemblance qui existait entre la « dame française » et moi. Il avait fréquemment vu la « dame française. » Quant à Yolande, elle semblait trop complètement humaine pour que cet ignorant puisse en comprendre la nature spéciale ; et, la voyant passer près de lui, la tentation fut trop forte.

CHAPITRE XXII

UN NOUVEAU COMMENCEMENT

Dieu défendit que je fisse cette
chose, et je m'enfuis loin d'elle-
Mourons virilement - ne souillons
pas notre honneur.

MACCHABÉES 1. CH. 9. V. 10.

Le résultat de cette catastrophe fut, en premier lieu, l'ébranlement complet de ma santé; en second lieu, une sainte horreur du nom de phénomène spirite, et, en déférence à mes désirs, ce nom fut banni de toute conversation pendant quelques années. Pourtant, grâce à l'air pur, au clair soleil de la Suède et à la vie toute active que je menais, flânant dans les forêts, canotant sur les lacs, travaillant dans mon jardin, faisant des promenades à cheval et en voiture, ma santé ne fut pas longue à se fortifier, bien qu'il lui fallut plusieurs années pour, être complètement rétablie.
Avec le retour de mes forces, je fus capable, dans une certaine mesure, de me débarrasser de la dépression morale qui pesait sur moi, et, en dépit de mes résolutions contraires, je me trouvai un jour réfléchissant sur le pourquoi et le comment du désastre arrivé en Angleterre. Cependant, fixée telle que je l'étais, au milieu d'un peuple primitif, dont la foi naïve en Dieu et dans les enseignements de la Bible n'a jamais été ébranlée, je n'aurais heureusement pu trouver le moyen d'exercer mes pouvoirs, excepté ceux de soulager les malades. Ici, en vérité, le pouvoir de l'esprit se fit connaître et apprécier.
Les pauvres gens ont des vies bien rudes dans ces régions de forêts presque vierges, où les chaumières sont semées sur de petites pièces de terre labourable, et n'ont aucune communication avec le monde extérieur. Ils cultivent le seigle pour la fabrication de leur pain et quelques pommes de terre qui doivent ensuite être soigneusement préservées des gelées d'un long hiver.
Ces choses : le seigle et les pommes de terre, sont les denrées principales à porter au marché, et les pauvres paysans sont bien heureux si leur petit terrain peut en produire assez pour leur permettre de vendre ou d'échanger une partie du coton ou de la laine, destinés à tisser les vêtements de la famille, ce qui est l'occupation de l'hiver, lorsque la terre est complètement gelée. Ils sont pauvres, mais heureux, tant qu'ils ont la force et la santé ; mais, lorsque survient un accident on la maladie, leur sort est vraiment digne de pitié.
Nous avions donc à nous occuper de beaucoup de monde. Le docteur, appelé à soigner les paysans lors qu'ils étaient malades, semblait évaluer à peu de chose la vie de ses clients, ou tout au moins la vie de ses pauvres clients.
Si on l'envoyait chercher pendant une froide journée d'hiver, il montrait une répugnance considérable à entreprendre un long voyage en traîneau. Et si, après avoir pris toutes les informations possibles sur l'état du malade, il jugeait que le cas en question n'était point un cas de vie ou de mort, ou que le malade n'était pas d'une suffisante importance, au point de vue social, pour qu'il pût risquer d'être accusé ensuite de négligence, il se décidait invariablement à remettre sa visite à un meilleur jour. Je ne pense pas que beaucoup de médecins ressemblent à celui dont je parle ; mais il avait cette manière d'agir ; par conséquent les pauvres gens venaient à nous de très loin pour trouver du secours ; car on savait que nous possédions une petite provision de médicaments usuels, ce qui était bien nécessaire, habitant à plusieurs milles de la ville la plus rapprochée.
Ma clientèle augmenta rapidement, et les bons secours de mes amis les esprits étaient constamment réclamés. Le docteur, après un certain temps, ne manqua pas d'ordonner les médicaments proposés par eux non parce qu'il croyait aux esprits, mais parce qu'il était ravi d'échapper à un  ennuyeux voyage. Voyant que je ne prescrivais pas de poisons, il acceptait gaîment mes diagnostics et écrivait les prescriptions nécessaires.
Cela est étrange à dire, mais, pendant les étés où, nous résidâmes en cet endroit, deux seuls cas de mort furent constatés, touchant, deux malades qui avaient été entièrement à la charge du docteur.
    Ce fut la seule manière dont j'exerçai mes dons de médiumnité, jusqu'au moment où de nouveaux changements de vie m'amenèrent en contact avec des personnes qui étudiaient le spiritualisme et ses phénomènes. C'était pour la plupart des étudiants de la philosophie spirite ; la pratique leur manquait, n'ayant point eu encore l'occasion d'expérimenter par eux-mêmes. Quelques-uns d’entre eux étaient les amis qui m'avaient précédemment soutenue de leur sympathie, et je ne pouvais qu'éprouver un fervent sentiment de reconnaissance envers ceux qui, en dépit de rapports calomnieux, me tendirent une main amicale en m'assurant de leur foi inébranlable.
Une série de séances, ayant pour but la photographie d'esprits matérialisés, fut organisée et couronnée de succès. Un rapport complet de nos expériences fut publié dans le Medium and Daybreak, le 29 mars 1890, et les photographies obtenues furent reproduites dans la même revue, le 18 avril de cette même année. Les photographies furent prises à la lumière du magnésium, et, quoique je fusse vivement intéressée au succès de ces essais, la lumière réagit douloureusement sur mes nerfs, qui, pendant une séance, sont sensitifs au plus haut degré.
C'est pendant ces expériences que je commençai à attribuer à leur véritable cause certains effets particuliers qui se produisaient après les séances. Depuis le commencement de nos  études, j'avais toujours plus ou moins souffert de nausées et de vomissements après une séance de matérialisation ; j'avais appris à accepter cela comme une conséquence naturelle de ces faits, conséquence ne pouvant être évitée.
Pendant la série de nos séances de photographie, ces désagréments augmentèrent de telle façon, que je restais généralement, pendant un ou deux jours après chaque réunion, dans un état de prostration, et comme je semblais souffrir de tous les symptômes d'un empoisonnement par la nicotine, nous fîmes des essais et nous découvrîmes qu'aucune de ces pénibles sensations n'étaient éprouvée quand les séances étaient suivies par des hommes n'ayant pas l'habitude de fumer. De même, lorsque des malades se trouvaient dans le cercle, je me sentais invariablement plus ou moins souffrante les heures suivantes. La compagnie de personnes faisant usage de l'alcool me causait un malaise presque aussi désagréable que celui provoqué par les fumeurs.
Ces séances me furent donc utiles en plusieurs manières. J'appris que bien des habitudes communes à la généralité des hommes, et sanctionnées par la coutume, sont nuisibles aux résultats d'une séance et dans tous les cas à la santé du médium. J'étais probablement devenue plus sensible à ces influences, car je n'en avais point remarqué si fortement les mauvais effets en Angleterre. Il est possible aussi que par un heureux hasard, il y ait eu peu de fumeurs dans notre cercle anglais. Je ne sais pourquoi, mais presque tous les Suédois de notre réunion étaient des fumeurs, et j'avais à en souffrir.
Un autre résultat de ces séances fut si complètement inattendu que, pendant des semaines plus tard, je me demandais si je n'avais pas fait un mauvais rêve dont je serais bientôt délivrée.
Nos réunions avaient d'abord été instituées sans aucune intention de notre part de les tenir régulièrement. Voici quelle fut leur origine. L'un de mes jeunes amis me dit un jour :
- « Ma petite tante, c'est demain mon jour de naissance. Aviez-vous l'intention de me faire un cadeau ? »
- « Peut-être… Pourquoi ? »
- « Parce que, si vous n'avez encore rien acheté, j'aimerais mieux avoir une séance. Vous savez, j'en ai parlé à un tas de monde, et ils sont toujours à me demander de les inviter à une séance. J'ai donc pensé que, si cela ne vous faisait rien, je préférerais une séance à un cadeau. »
Je consentis, ravie de voir mon petit ami prendre un tel intérêt à la question. Ernest eut cependant bien des difficultés en organisant cette réunion, et plusieurs jours s'écoulèrent avant qu'il put trouver un arrangement définitif. Il était accablé de demandes ; mais le nombre des personnes admises à la réunion ne devait pas dépasser vingt ou vingt-cinq. Tous les invités étaient relativement des étrangers pour moi, bien que j'en connusse beaucoup de nom.
L'un d'entre eux, le fils de l'éditeur d'un journal local, était, à ce que j'appris ensuite, un théosophe enthousiaste, et prenait le plus grand intérêt au résultat de la séance ; il était également photographe et c'est surtout grâce à ce fait que je consentis à la photographie des formes matérialisées.
L'idée, une fois lancée, fut encouragée, et une série de séances d'expériences photographiques fut organisée, beaucoup des assistants de la première séance voulant y prendre part.
Un minutieux et fidèle souvenir de chaque séance était noté par le photographe déjà nommé, qui poursuivait ses investigations avec le plus vif intérêt. Son enthousiasme gagnant les autres ; les résultats furent bien meilleurs que nous ne l'eussions supposé.
Les manifestations spirites ne parurent recevoir aucun échec, grâce au contrôle sévère qui présida à leur organisation. Il me semblait en vérité que nos amis invisibles mettaient leur volonté à triompher de tous les obstacles placés sur leur chemin ce qu'ils faisaient avec un succès complet.
Plusieurs photographies furent prises à la lumière du magnésium, photographies reproduites ici, entre autres les portraits de « Yolande » et de « Leila ».
Ces photographies, qui étaient pour nous une source de satisfaction, devinrent, dans les mains de nos ennemis, le prétexte d'une attaque personnelle contre moi. Que le photographe simulât l'enthousiasme qu'il témoignait, on qu'il fût simplement victime de la vénalité de ses amis, désireux de faire de bonnes affaires en publiant des articles sensationnels, je n'en sais rien. Je préfère penser qu'il ne fut que l'instrument de la calomnie, et le faire ainsi bénéficier d'un doute. Comme je l'ai mentionné plus haut, il prenait soigneusement des notes à chaque séance, et, lorsque nos réunions prirent fin, il m'apporta un manuscrit qu'il proposait de publier, avec mon consentement,  quelque temps après.

Les conditions d'admission aux séances avaient été telles, que nos expériences devaient être considérées comme strictement privées, et qu'on ne pouvait rien publier sans mon autorisation. Comme les autres, le photographe avait accepté cette clause. Je lus rapidement le manuscrit, et j'en fis une copie ; je barrai mon nom partout où il était écrit, et je renvoyai l'original à son destinataire, satisfaite de la manière impartiale dont il avait traité le sujet, ainsi que des qualités d'observation subtile dont il avait fait preuve dans le travail complet. Dans ce manuscrit, il s'exprimait comme ayant acquis certaines convictions et conservé certains doutes ; mais, quant à cela, je n'avais pas d'objection à faire, mes opinions étant en partie les mêmes. Un homme qui n'a pas de doutes à vaincre dans ses investigations ne promet pas d'être un allié sérieux.
Lorsque l'article parut cependant, quelques jours plus tard, sans mon consentement ou celui des autres assistants, ce fut dans des conditions de mutilation telles, entremêlé de telles accusations et de telles calomnies, que je fus à demi paralysée par l'horreur, refusant de croire à mes sens.
    Il m'était impossible de comprendre comment quelqu'un pouvait professer tant d'amitié, prendre tant de mal à écrire d'une manière impartiale, et, en même temps publier des vues diamétralement opposées aux faits rapportés, non seulement par lui, mais par d'autres assistants.
Quand je place les deux articles l'un à côté de l'autre et que j'essaye de les expliquer, il me semble inouï qu'une même personne les ait écrits tous les deux.
L'espace ne me permet pas de reproduire ici les deux comptes rendus ; mais dans un prochain volume, je compte les donner in extenso pour laisser à mes lecteurs le soin de découvrir la vérité en résolvant ce mystère.
Je n'ai aucun motif personnel pour faire quelque tort à cet adversaire égaré, dont je ne mentionne même pas le nom. Mais ce livre peut se trouver entre les mains de quelques-uns de ceux qui ont lu ces rapports mutilés ; ils pourraient prendre mon silence comme une confirmation de ces faussetés, et, par conséquent, les faire circuler comme des vérités, voyant que, jusqu'à présent, je n'ai point publié le rapport de ces séances, lequel eût montré clairement que le public avait été dupe. C'est donc simplement par le sentiment d'un devoir envers ce public, et en particulier envers ceux qui ont été trompés, que je me suis décidée à donner cette explication.
Le rapport en question fut reproduit dans tous les journaux de la contrée, allongé, altéré, exagéré : des articles de fond, du caractère le plus méchant, apparurent dans plusieurs des feuilles les plus en vue, entretenant pendant trois semaines les Suédois de ma personne. Durant ce temps, l'indignation de mes amis personnels était telle que j'eus à intervenir pour réprimer certains projets, nourris dans le but de châtier mes détracteurs.

Sans le soutien loyal de quelques-uns de mes amis, je n'aurais jamais supporté les angoisses de cette époque. Tout le monde me conseillait de partir pour un certain temps ; le promoteur du scandale lui-même, énervé probablement par l'orage qu'il avait déchaîné, fut le premier à le conseiller. Mais, bien que j'eusse été désireuse de partir, d'échapper aux lettres anonymes, me versant chaque jour leurs viles calomnies, de fuir loin des insultes que je rencontrais à chaque tournant de la route, je me sentais effrayée, très effrayée à l'idée de tourner le dos à mes ennemis, et de faire croire ainsi leurs accusations fondées. Je restai donc à mon poste en essayant d'accomplir mon travail quotidien.
C'était une terrible épreuve : elle m'eût écrasée si je n'avais eu conscience de n'avoir rien fait pour la mériter. Mais cette contrainte continuelle commença d'ébranler gravement ma santé ; et c'est souvent avec peine que je pouvais rassembler assez de courage pour faire ma promenade quotidienne, et pour supporter les remarques significatives des passants.
C'est à ce moment que les paroles si souvent répétées par mon père : « Fais ce que dois, advienne que pourra » devinrent comme une espèce d'ancre de salut. Je me les redisais souvent, pour y puiser de la force et du courage.
Je ne partis donc point, et le courant d'hostilité fut détourné, car une réaction se produisit. La violence des journalistes éveilla un élément d'antagonisme, même parmi des personnes qui n'avaient jamais donné un moment de considération au sujet du spiritualisme ; par esprit chevaleresque, on défendit une femme persécutée sans pitié. De nouveaux amis m'entourèrent, et bien des soutiens sérieux furent gagnés à la cause pour laquelle je travaillais, soutiens qui n'avaient peut-être jamais entendu parler de ces questions, sauf à propos du blâme injuste jeté sur moi.
Plus tard, dans la même année, une autre série de séances fut organisée, cette fois avec un vieil et précieux ami, l'honorable Alexandre Aksakoff, de Saint-Pétersbourg, qui, avec quelques-uns de ses amis de Russie, vint rendre visite à notre habitation. Notre objectif étant la photographie des formes matérialisées, le cercle, cette fois, ne fut composé que de nos amis russes et des membres de la maison. Nous y ajoutâmes quelques personnes sympathiques, choisies parmi les assistants de notre première série.
Beaucoup de photographies furent prises, mais aucune ne fut tout à fait réussie, du moins pas de la manière désirée ; nous obtînmes néanmoins des choses inattendues et que nous n'avions point demandées. Quelques-uns de ces résultats fortuits furent très intéressants l'un d'entre eux fut la photographie accidentelle d'une figure d'homme. Nous éclairions le cabinet pour essayer la lumière du magnésium, afin de savoir comment nous y prendre, le jour suivant, sans un accroc. Lorsque l'éclair jaillit, ce fut une exclamation générale : « Je vois le visage d'un homme derrière Mme d'E. » En conséquence, ce cliché fut développé et on put y voir distinctement le visage d'un homme qui semblait se tenir derrière ma chaise ; un visage bien plus agréable à regarder que le mien, car la lumière fulgurante du magnésium m'avait fait tellement contracter les yeux et les traits, que je présentais un spectacle extraordinaire. Quel était cet homme ? Walter nous l'expliqua ensuite.
Le récit a été publié en entier dans le Medium and Daybreak, le 21 avril 1893, et reproduit plus tard sous la forme de brochure, en Allemagne et en Scandinavie, avec le titre de : Les morts sont vivants. L'histoire de cet incident serait trop longue à raconter ici ; mais en voici les principaux faits : un jour, le 3 avril 1890, j'étais très occupée à écrire des lettres d'affaire, lorsqu'en hésitant à tracer quelques mots, ma main écrivit le nom «Sven Strömberg». Vexée d'avoir gâché ma lettre, je fourrai le papier dans un buvard et je l'y oubliai ; mais cependant il m'arriva de mentionner cet incident dans une lettre écrite plus tard dans la soirée.
Lorsqu'on interrogea Walter, lui demandant qui était l'homme photographié et s'il le connaissait, il répondit par l'écriturec: « - Oh ! Oui, il s'appelle Sven Strömberg, il est mort en Amérique, au Canada, le 31 ou le 13 mars, j'ai oublié la date exacte ; il dit qu'il habitait un endroit nommé Jemland ou quelque chose comme cela ; sa femme et ses enfants, au nombre d'une demi-douzaine, sont encore en Amérique. Il vous demande de faire dire de suite à sa famille qu'il est mort, et mort grandement estimé et regretté. Et c'est tout. »
Nous priâmes Walter de nous donner de plus amples, informations à cet égard, mais il semblait en avoir oublié les détails. Le lendemain il nous écrivit que Sven Strömberg avait émigré avec sa jeune femme, de son village natal de Ström, le nom qu'il avait adopté à son arrivée au Canada. Il s'établit dans un endroit éloigné appelé New Stockholm, où ses enfants naquirent, et où il mourut le 31 mars 1890, trois jours avant qu'il écrivît son nom par mon entremise. Il avait demandé à sa femme de communiquer les nouvelles de sa maladie et de sa mort à ses parents et à sa famille dans le pays natal, et comme elle n'en avait rien fait, il était désireux de les en voir informés par d'autres : voici l'explication de sa récente apparition parmi nous.
L'histoire entière nous fut dite par Walter avec son humour habituel. Il l'entremêla de remarques regardant feu Sven. Strömberg, lequel, parait-il, ambitionnait de faire comprendre à ses amis de Suède qu'il était devenu un homme d'importance dans son établissement canadien.
M. F. entreprit d'informer la famille de Sven de sa mort. L'histoire fut racontée au consul Ohlën, le représentant de la Suède à Winnepeg, et celui-ci fut prié de faire les enquêtes nécessaires pour arriver à1a vérité. Vivement frappé de ce rapport, il publia la lettre de M. F. dans le Canaden-Saren et la Manitoba Free Press, et le résultat fut que l'on obtint confirmation complète du récit, et de chaque détail rapporté par Walter. Plus tard quelqu'un ayant lu l'article de ce journal l'apporta à Mme Strömberg, la veuve, et celle-ci déclara qu'elle avait écrit en réalité à ses parents de Suède, mais que le bureau de poste le plus rapproché était à douze milles de son habitation, et qu'elle n'avait pas eu le temps d'y porter la lettre, la mort de son mari lui ayant laissé beaucoup d'occupations sur les bras. La pauvre femme fut tellement effrayée en lisant la lettre de M. F. qu'elle porta immédiatement sa lettre à la poste.
Voici en résumé, les détails de ce fait. Le dossier complet de cette volumineuse correspondance, avec l'énumération des faits énoncés, ainsi que la vérification de tous les rapports, se trouve entre les mains de M. Fidler, de Gothenburg, qui eut de nombreux ennuis en s'occupant de ces recherches.
Une autre de nos manifestations inattendues m'intéressa beaucoup plus que l'apparition de Sven Strömberg, dont le nom finit par m'agacer, tant je l'entendis souvent répéter. Cette manifestation fut la plus belle production de Yolande, et la dernière également, car ensuite elle nous dit adieu et nous quitta pour ne plus revenir, comme nous le pensions alors.

CHAPITRE XXIII

LE LIS DORÉ.  -  DERNIÈRE OEUVRE DE YOLANDE

« Que chacun d'eux prenne une
baguette - écris, toi, le nom de
chaque homme sur sa baguette...
Et il arriva que le matin Moïse
entra dans le Tabernacle du témoignage ;
- et voici, la baguette
d'Aaron de la maison de Lévi
avait fleuri et elle portait des boutons
et des fleurs épanouies, et elle
produisait des amandes. »

NOMBRES. Ch. XVII V. II-VIII

La dernière œuvre de Yolande fut l'un des événements inattendus dont j'ai parlé. Cet incident advint pendant les séances d'Aksakoff, ainsi que nous avions continué de les appeler. Bien que riches en résultats de toutes sortes, nous avions été incapables, jusqu'à présent, d'atteindre le but spécial pour lequel nos séances avaient été organisées ; et je commençais à craindre que nos efforts n'eussent été stériles ? Cette continuelle contrainte et différents ennuis en affaires m'agaçaient les nerfs ; et le fait seul de savoir que ces choses fussent nuisibles au succès, était pour moi un tourment de pensée. Il est très difficile de surmonter son anxiété ; et bien que je fisse de mon mieux, je n'avais pas de quoi en être bien fière.
Dans la soirée du 28 juin 1890, nous nous assemblâmes dans notre lieu de réunion habituel.
C'était en réalité la salle haute de la maison ; une salle de forme octogone, éclairée par le toit, composé d'un grand vitrage ornemental. Nous l'avions arrangée de manière à ce qu'une lumière très douce éclairât également toutes les parties de la chambre. Ce soir-là, les conditions, à tout égard, semblaient aussi mauvaises que possible. En premier lieu, j’avais blessé accidentellement mon bras. Tandis que j’allumais une lampe suspendue, un fragment d'allumette était tombé sur ma robe et la légère mousseline avait instantanément pris feu. J'avais les bras nus, et, quoique la flamme eût été tout de suite éteinte, mon bras gauche fut douloureusement brûlé. En second lieu j'avais souffert tout le jour d'une légère, mais agaçante rage de dents.
Ces petits désagréments, réunis à un violent ouragan qui secouait la maison jusque dans ses fondations, ne nous promettaient pas beaucoup de succès. Nous proposâmes de remettre la séance au lendemain ; mais cela ne convenait guère à la plupart de nos amis qui avaient d'autres engagements pour cette soirée ; et en exposant la question à Walter, celui-ci nous dit que Yolande désirait particulièrement faire un essai ce soir-là.
Après cela, nous n'avions d'autre alternative qu'à reprendre nos places habituelles. Mais, ce n'était pas chose facile pour nous que de garder une attitude paisible ; le bruit des portes et des fenêtres qui grinçaient ou frappaient, de tous les côtés, secouées par le vent, et le son du verre brisé avaient un effet irritant sur les nerfs de chacun, et sur les miens en particulier. L'orage décrût en violence à mesure que la soirée s'avançait, mais, jugeant, par expérience, que nous n'avions aucun succès à attendre dans de telles conditions, j'allais proposer de lever la séance lorsque je remarquai un parfum de fleurs qui augmentait jusqu'à devenir insupportable. Je n'aime pas les parfums forts et celui-ci me rendait presque malade par son intensité.
Walter nous transmit un message, nous enjoignant de rester aussi tranquilles que possible ; de plus il demanda que personne ne me parlât, car Yolande, disait-il, allait apporter une fleur, et les conditions extérieures étant mauvaises, il nous fallait faire tous nos efforts pour l'aider dans son travail.
Nous fîmes notre possible, et le fait que nous avions quelque chose à espérer nous fit retrouver notre bonne humeur. Nous avions à proximité du sable, de l'eau et un pot de fleurs, ainsi que c'était notre habitude ; bien que depuis plusieurs mois, rien de cela ne nous ait été demandé.
Le parfum était d'une telle intensité que je me sentais à demi suffoquée. J'avançai la main, m'attendant à toucher des fleurs, mais je ne sentis rien. Immédiatement après, quelque chose de grand, de lourd, de froid et d'humide tomba sur moi. Ma première pensée fut que c'était un objet visqueux ou un corps mort, et j'en éprouvai une si horrible sensation que je m'évanouis presque. Je tenais la main de M. Aksakoff, lorsqu'il perçut que je recevais une succession de chocs électriques. Chacun de ces chocs faisait ruisseler la sueur de mon front, et me rendait douloureux n'importe quel contact.
La douleur causée par la brûlure abandonna mon bras et le mal de dents fut oublié, de même. Mais, chose étrange, chacun s'aperçut que Yolande soutenait son bras comme si elle en souffrait ; effleurée, par quelqu'un, elle se retira comme si on lui avait fait mal.
Je me sentais très altérée et je bus beaucoup d'eau, mais il ne se passa rien d'anormal à cette séance. Ce qui arriva à l'extérieur des rideaux, je l'appris ensuite par les notes de M. F. Yolande, avec l'aide de M. Aksakoff, avait mélangé du sable et de la terre grasse dans le pot de fleurs, et l'avait recouvert ensuite de son voile, ainsi qu'elle l'avait fait dans le cas de la carafe d'eau, pour la croissance de l’Ixora crocata.
La blanche draperie s'éleva lentement, mais d'une façon soutenue, s'élargissant à mesure qu'elle montait de plus en plus haut. Yolande manipulait l'enveloppe jusqu'à ce qu'elle eut atteint une hauteur dépassant sa tête ; alors elle l'enleva, et découvrit une haute plante couverte de fleurs, émettant le parfum si fort dont je m'étais plainte.
Les notes suivantes furent prises : cette plante avait environ sept pieds de longueur, depuis la racine jusqu'au sommet, ou environ un pied et demi de plus que moi. Même courbée par le poids des onze grandes fleurs qu'elle portait, elle était plus grande que moi. Les fleurs étaient parfaites, mesurant huit pouces de diamètre ; cinq d'entre elles étaient en pleine floraison, trois autres s'ouvraient à peine et les trois dernières étaient en boutons. Aucune d'elles ne portaient de tache ou de flétrissure et elles étaient humides de rosée. C'était charmant, toutefois le parfum des lis me fait mal depuis ce soir-là.

Yolande semblait très satisfaite de son succès, et nous dit que si nous désirions photographier le lis il fallait le faire tout de suite car elle avait l'ordre de nous le reprendre. Elle se tint à côté de la fleur, et M. Boutleroff fit deux épreuves de cette photographie. M.Boutleroff nous dit : « Ce ne sont pas de beaux spécimens d'art photographique » ; mais ils n'en existent pas moins, ces spécimens, et considéré les mauvaises conditions de la séance, la seule chose dont il faille s'étonner est qu'on ait pu les obtenir. La photographie fut prise à la lumière du magnésium. Après quoi nous fûmes priés de rester parfaitement tranquilles pour permettre à Yolande de dématérialiser la plante. Nous essayâmes d'accéder à cette demande, mais cela n'était guère possible, dans ces circonstances, de se sentir assez indifférents pour être tout à fait tranquilles.
Et, par conséquent, après avoir attendu jusqu'à minuit, nous apprîmes que Yolande, désespérée, ne pouvait parvenir à reprendre la plante.
Walter écrivit : - « Yolande n'a obtenu la plante qu'à condition de la rapporter. Mais elle trouve que le médium est épuisé et ne peut plus rien supporter. Il vous faut donc conserver la plante dans l'obscurité jusqu'à ce que Yolande puisse venir la reprendre. »
M. Fidler et M. Boutleroff, à eux deux, portèrent alors la plante dans un coin sombre de la chambre voisine, où elle fut enfermée, en attendant de nouvelles instructions. On nous avait recommandé de ne pas l'exposer à la clarté, pour ne pas accroître encore la difficulté de Yolande à l'enlever, mais la curiosité fut la plus forte, et nous portâmes le lis dans le salon, un matin, pour le photographier dans différentes positions. Si nous ne pouvions garder cette plante si étrangement née, au moins nous aurions ainsi la meilleure évidence de sa réalité.
Je me sentais très peinée pour Yolande ; elle semblait angoissée sur le sort du grand lis qui commençait visiblement à souffrir. Je crois qu'elle fit trois essais de le dématérialiser avant d'y réussir ; le dernier eut lieu le 5 juillet. Huit jours après la matérialisation de la plante, celle-ci disparut aussi mystérieusement qu'elle était arrivée. Nous savions tous qu'à 9 heures 23 minutes, elle était encore au milieu de nous : à 9 heures 30, elle avait disparu ; pas un vestige ne restait montrant qu'elle eût existé, sauf les photographies que nous avions prises, et une couple de fleurs restées sur le parquet. La terre avait été enlevée du pot où elle était demeurée huit jours, aucun signe n'en demeurait. Plusieurs des membres de notre cercle déclarèrent que la plante avait disparu instantanément. Le parfum sembla se répandre un moment dans la chambre pour s'évanouir ensuite. Le moment exact de la disparition du lis ne put être fixé ni la manière dont il fut enlevé, toujours est-il que de lis il n'y en avait plus.
Pendant la semaine où le lis fut en notre possession, nous eûmes plusieurs conversations avec Walter à son sujet. Nous désirions obtenir l'autorisation de le photographier avant de prendre la responsabilité de le faire, et nous demandâmes à Walter de nous aider à obtenir cette permission. Nous demandâmes d'abord :
- « Que deviendra le lilium auratum ? »
- « Ceci est plus que je n'en sais moi-même. Yolande est très inquiète à son sujet, et désire essayer de le reprendre cette nuit. »
- « Ne pouvons-nous en payer le prix et le conserver ? »
- « Vous le pourriez si vous saviez d'où il vient ; mais Yolande elle-même ne peut le dire. De toute, manière, il est destiné à être repris si elle peut s'en tirer ; sinon il restera ici. »
- « Pourquoi donc la nécessité absolue de le reprendre ? »
- « Avez-vous si mal étudié votre catéchisme ? On a dit à Yolande de ne pas prendre des choses qui ne lui appartenaient pas. Cela ne sert à rien, du reste, de raisonner avec quelqu'un de son sexe. Elle veut reprendre le lis, et je suppose qu'elle le reprendra. »
- « Pouvons-nous l'apporter ici pour le regarder et prendre quelques mesures ? »
- « Je ne sais pas. Yolande a donné ordre qu'il ne fût pas porté dans un endroit clair. »
- « Nous l'avons arrosé. »
- « Ne faites rien d'autre, ou elle m'en blâmera. »
- « Donnez-nous, si vous le pouvez, une explication sur l'origine de la plante. »
- « Je ne le puis, je sais seulement qu'elle était ici près de vous la nuit dernière, et prête à être matérialisée, au moins une heure avant que vous ne la vissiez. »
- « Vous voulez dire qu'elle était ici avant la séance ? »
- « Avant que personne ne vînt à la séance. Yolande me dit que la plante était prête mais qu'elle craignait de ne pouvoir la matérialiser à cause des mauvaises conditions de cette soirée. »
Une autre curieuse petite circonstance ayant rapport au lis, fut que Yolande, ne pouvant nous dire d'où venait la plante, nous dit qu'elle nous le ferait savoir d'une autre manière. La nuit de sa disparition, avant qu'elle eût été dématérialisée, nous trouvâmes un petit morceau de toile grise sur sa tige ; la tige était passée dans un trou au centre de la toile. Comment ceci arriva, c'est un mystère tout comme le reste. Ce fragment d'étoffe n'y était pas encore lorsque nous photographiâmes la plante à la lumière du jour. Mais, selon toute apparence, il s'était formé là, et ne pouvait être enlevé. Yolande, cependant, engagea M. Aksakroff à le couper, le détachant ainsi de la tige, ce qu'il fit. On n'y trouva aucune trace de déchirure ; rien, sauf le trou rond dans lequel la tige avait été passée. Yolande nous dit l'avoir pris dans la contrée où le lis avait poussé. En faisant un examen approfondi de ce petit morceau de toile grise, on le supposa devoir être un fragment de l'enveloppe d'une momie ; la toile était encore parfumée des senteurs employées à l'embaumement.
Nous en vînmes à comprendre que la plante avait été apportée de l'Égypte. Quelque temps auparavant, M. Oxley avait donné à M. Fidler un morceau d'enveloppe de momie, pris dans l'une des tombes royales, aux Pyramides. Cette toile était d'un tissu très fin lorsqu'on la comparait à la toile des enveloppes employées pour embaumer des personnages moins importants. Elle avait dix mille mailles ou fils par carré d'un pouce, tandis que la toile trouvée sur le lis ne contenait que deux mille cinq cent quatre-vingt-quatre fils par carré d'un pouce.

CHAPITRE XXIV

SERAI-JE ANNA, OU ANNA DEVIENDRA-T-ELLE MOI ?

Après ces expériences, mes pouvoirs décrurent pendant quelque temps et tombèrent si bas qu'après avoir essayé vainement, une ou deux fois, d'obtenir de l'écriture automatique ou de simples manifestations, je renonçai tout à fait à faire du spiritualisme pratique et je me donnai tout entière à mon travail quotidien, la peinture, où je trouvais toujours plus de plaisir. Quelques-unes de mes œuvres avaient obtenu un premier prix à une exposition artistique, et l'un ou deux de mes paysages suédois se vendirent à des prix qui me donnèrent de grandes espérances pour l'avenir.
Je me mis au travail sérieusement pendant une année, avec l'intention de passer l'été suivant, de longues vacances en Norvège, dans le but de faire du dessin. La vente d'une ou deux peintures m'avait rendu possesseur - ce dont j'étais bien fière - des fonds suffisants pour me permettre une longue tournée, et je me promettais de jouir sans réserves de mon séjour en Norvège.
Je suis très éprise de ce « pays du soleil de minuit », avec ses fjelds et ses fjords, ses paysages sauvages et grandioses, son ciel glorieux ses reliques du culte des anciens dieux, ses histoires et ses superstitions étranges ; le pays d’Odin, de Thor et des Walkyries, qui guettent les âmes des guerriers, mourant au combat, pour les emporter dans le Walhalla. J'aime ce peuple : les hardis Scandinaves avec leur libre indépendance de pensée, leur honnête, et droite simplicité de langage, leur caractère chevaleresque se mettant toujours du côté du droit. Honnêtes eux-mêmes, ils exigent l'honnêteté chez les autres, l'honnêteté en pensée autant qu'en action. Ils n'évitent pas un devoir parce qu'il est désagréable, ou parce que leurs motifs pourraient être incompris ; et ils mettent toute leur énergie dans ce qu'ils entreprennent, que ce soit une enquête sur le spiritualisme on un voyage au pôle nord.
Ce fut donc pour être utile à quelques-uns de ces bons amis que je me décidai à reprendre des expériences de matérialisation, cette fois avec un esprit de critique plus sérieux qu'auparavant. Je sentais bien, qu'en dépit de mon expérience de ce genre de phénomènes, j'étais encore aussi loin de les comprendre que toutes les personnes qui en avaient abordé l'étude jusque-là. J'avais lu les rapports de nombreuses séances tenues avec d'autres médiums, et je m'étais enorgueillie du fait que, dans toute circonstance, j'avais toujours conservé l'usage de mes sens, et que je n'avais pas été entrancée et inconsciente comme eux. Et pourtant j'étais bien obligée de voir que mes sens ne m'avaient pas été de grande utilité, ne m'ayant point rendue capable de comprendre le modus operandi de ces manifestations. Mais je me sentais sérieusement aidée par mes amis. En premier lieu, ils semblaient, mieux que moi, au courant de la théorie et de la philosophie spirites. De plus, ils remarquaient et commentaient des circonstances qui avaient échappé à mon observation ou qui ne m'avaient pas paru de grande importance. Aussi c'est tout à fait à nouveau que je repris cette étude.
Dès le début, je décidai que je ne me tiendrais plus derrière le rideau, dussions-nous ou non obtenir des manifestations. Je voulais pouvoir me servir de mes yeux aussi bien que de mes oreilles. Si un cabinet était absolument nécessaire, comme on le disait, eh bien ! Nous aurions un cabinet, mais je m'assiérais en dehors.
Cette résolution compliqua notre œuvre, et il sembla d'abord presque inutile de tenter un essai, tant la nécessité de l'obscurité rendait presque impossible la vue des esprits matérialisés à mesure qu'ils apparaissaient. Mais peu à peu les conditions allèrent en s'améliorant, et finalement je commençai à croire que j'avais pris le meilleur chemin pour m'instruire. Je pourrais observer ce qui arriverait, sans dépendre du seul témoignage de mes oreilles. Malgré cela je n'étais pas encore près de comprendre comment ces choses se produisaient ; je les voyais bien se produire, j'en saisissais les résultats, mais le comment et le pourquoi demeuraient à mes yeux un mystère impénétrable.
Ce fut à l'une de ces séances de Christiania, qu'un assistant déroba un morceau de la draperie dont un des esprits s'était enveloppé. Plus tard, je découvris qu'un grand morceau carré de tissu manquait à ma jupe, en partie découpé, en partie arraché. Ma jupe était faite d'une épaisse étoffe de couleur foncée. On constata que le morceau de draperie enlevé était de la même forme que celui qui me manquait, mais beaucoup plus grand, de couleur blanche, de tissu aussi fin et aussi léger qu'une toile d'araignée. Un épisode de ce genre était également arrivé en Angleterre, lorsque quelqu'un demanda à la petite Ninia, un fragment de son ample vêtement. Elle y avait consenti, mais à contre cœur, et la raison de ce mauvais vouloir s'était expliquée après la séance, lorsque je trouvai un trou dans le costume neuf que je mettais pour la première fois. Celui-ci étant presque noir, j'avais attribué le méfait plutôt à un accident de la part de Ninia qu'à une cause psychologique. Maintenant que cela arrivait pour la seconde fois, je commençais à comprendre qu'il ne s'agissait pas d'acciden ; et que ma robe ou les vêtements des assistants étaient, en quelque sorte, la réserve d'où étaient tirées les brillantes draperies dont s'enveloppaient les esprits.
Ce même phénomène se produisit encore une ou deux fois, mais lorsque l'esprit donnait volontiers, ou coupait lui-même un fragment de son vêtement le mien échappait à toute mutilation.
Les expériences faites avec mes bons amis, dans ces nouvelles conditions, avaient pour moi un intérêt considérable et me donnaient certes matière à réflexion. J'avais commencé par éprouver une sensation désagréable en la présence de ces formes matérialisées. Je ne pouvais analyser mes propres impressions à leur sujet, mais un vague sentiment de doute que je n'avais pas encore ressenti jusque-là, commençait à me préoccuper. Je ne pouvais dire comment il m'était venu, ni d'où il venait, mais je ne pouvais m'en débarrasser; c'était comme une hantise continuelle.
Maintenant que j'étais devenue un des membres du cercle, au lieu de rester, comme auparavant, isolée dans le cabinet, je pouvais observer à un double titre ; me plaçant, d'un côté, au point de vue d'un assistant habituel des séances, et d'un autre côté, surveillant mes sensations et observant ce qui se passait, en ma qualité de médium. Les notions acquises dans ces conditions étaient donc de valeur considérable pour moi.
Dans une occasion, c'était pendant la dernière séance tenue avant mon départ pour mon voyage artistique, je fus à même de noter sur mon carnet toutes mes pensées, mes impressions et mes sentiments, et comme c'est une excellente démonstration de tout ce qu'un médium peut éprouver pendant une séance de matérialisation, pour peu qu'il soit resté conscient, je copie exactement les notes de mon journal.
- « Nous arrivons de bonne heure à Christiania, et nous allons prendre une tasse de thé avant de nous rendre à la salle des séances.
- « Je me sens très découragée et ma nervosité s'accroît à mesure que le temps approche.
- « Vous n'avez pas l'air très satisfaite ? » remarque Janey.
- « Je ne le suis guère en effet, réponds-je, tout en me le reprochant aussitôt, songeant à l'embarras qu'ils ont tous eu pour assurer mon bien-être et le succès de la prochaine réunion. J'essaye donc de prendre un peu moins l'attitude d'une martyre, tout en buvant mon thé et en écoutant le des mesures prises en vue de cette soirée.
- « En entrant dans la salle des séances, je retrouve plusieurs anciennes connaissances, et je vois que les deux enfants sont de nouveau là, ainsi qu'un autre petit garçon, fils de Mme Péterson, le médium.
- « Je me sens toute réconfortée à la vue des enfants. Ce sont de chers petits êtres. Ils apportent près de moi leurs tabourets et s'installent à mes côtés, comme, si c'était une chose toute naturelle. Puis ils se mettent à bavarder entre eux et avec moi, comme de vraies petites pies.
- « Le gaz est baissé, laissant suffisamment de lumière pour permettre de voir tous les objets qui se trouvent dans le salon, et je puis voir l'heure à une pendule un peu sombre qui se trouve à l'autre bout. Je pense qu'il fait trop clair ; mais il n'y a aucune opportunité à conseiller un changement, à moins que cela ne soit absolument nécessaire. Quelqu'un me donne deux morceaux de gâteau, mais comme d'habitude, je n'aime pas à m'encombrer de quoi que ce soit pendant les séances, et comme la préoccupation de tenir ces gâteaux est encore de trop pour moi, je les confie, ainsi que mes gants, à mon voisin le plus rapproché.
- « On donne un gâteau au petit Jonte, en lui recommandant de le partager avec son petit frère désincarné, Gustave, s'il se montre.
- « Délivrée de toute chose encombrante, je m'assieds tranquillement, tenant serrées entre les miennes les mains de mes petits voisins. Mais il m'arrive de penser, qu'en agissant ainsi, je puis risquer d'absorber une partie de la force de ces enfants ; et comme ces petites créatures ont grand besoin de toute la force qu'elles possèdent, je leur rends aussitôt la liberté.
- « Nous demeurons assis, un certain temps, sans que rien ne se produise, quoiqu'il soit bien évident que quelque chose s'agite dans le cabinet, derrière moi. Nous pouvons apprécier alors le bienfait du chant, qui détourne l'attention de ce qui se passe dans le cabinet et nous distrait pendant ces longs moments d'attente.
- « La lumière est encore légèrement baissée, et aussitôt une forme sort de derrière le rideau, avec assez de rapidité pour surprendre tout le monde.
- « Elle est suivie par une plus petite forme qui tourne autour de moi et s'approche du petit Jonte. Celui-ci lui tend aussitôt le gâteau en lui disant : « Tiens, c'est pour toi, cher petit Gustave. »
- « La petite ombre blanche se retire, emportant le gâteau, et de ses doigts mignons elle ouvre le papier et présente le gâteau à la petite Maya qui en prend un peu ; puis elle le dépose sur mes genoux en le poussant vers Jonte qui attendait avec inquiétude sa part.
- « Est-ce ton frère, Joute ? Est-ce Gustave ? s'écrie une voix à une petite distance. Dis-moi, est-ce bien Gustave ?
- « Oui, c'est Gustave, répond Jonte, la bouche pleine de crème au chocolat. Va, petit Gustave, continue-t-il, va vers maman, et donne-lui aussi quelque chose. Va je t'aiderai, n'aie pas peur, je veillerai sur toi.
- « Mais Gustave s'avance sans aucun soutien, jette le reste de son gâteau sur les genoux de sa mère, lui caresse le visage de ses petites mains, et revient prendre sa place entre son frère et sa sœur.
- « Va chez papa, mon petit Gustave, va mon chéri, il te désire tant, supplie la mère qui semble très agitée Mais Gustave ne l'écoute pas; il reste encore quelques minutes avec les enfants, puis s'évapore lentement dans l'air et disparaît.
- « Pendant ce temps, une autre figure avait apparu à plusieurs reprises à ma gauche, mais sans réussir à s'avancer franchement. C'est une grande forme, entièrement développée maintenant; elle s'avance rapidement vers le milieu de notre cercle et marche vers M. Lund qui se lève pour aller à sa rencontre.
- « Je ne sais qui est cet esprit ; j'ai oublié de le demander dans la suite. Il cause une certaine surprise chez les assistants, car jusqu'à présent les formes matérialisées étaient d'aspect quelque peu indécis et de manière plutôt timides. Celle ci, au contraire, marche au milieu de nous comme si elle nous accordait une faveur en agissant ainsi. Elle passe brusquement près de moi comme si je n'existais pas, et je crois même qu'elle m'a légèrement heurtée en passant. Une minute auparavant j'étais le personnage le plus important de la réunion, maintenant je ne compte plus. J'ai très envie de rencontrer les regards de ce majestueux personnage, mais il me tourne le dos, et je puis seulement juger de ses proportions, qui me semblent très grandes. Je remarque que lorsqu'il se tient à côté de M. Lund, il n'est guère plus petit que lui. Il revient du même pas majestueux.  J'ai le plus vif désir de lui faire remarquer ma présence, et de lui rappeler à quel point il est mon obligé, afin qu'il ne passe pas si rapidement et avec un tel sans gêne. Mais il est parti et je n'ai pas eu le courage de faire acte de présence. Je me sens étrangement faible et sans pouvoir, et je ne puis que penser, sans avoir la force d'agir.
- « Maintenant on voit s'avancer une autre figure, plus petite, plus élancée et tendant les bras. Quelqu'un se lève à l'extrémité du cercle, s'avance vers elle, et tombe dans ses bras. J'entends des cris inarticulés : « Anna, oh ! Mon enfant, mon amour ! »
- « Une autre personne se rapproche également et entoure l'esprit de ses bras ; des pleurs, des sanglots et des actions de grâce se mêlent. Je sens mon corps tiré à droite et à gauche, et tout devient sombre à mes yeux. Je sens les bras de quelqu'un autour de moi, et cependant je suis seule, assise sur ma chaise je sens le cœur de quelqu'un battre sur ma poitrine. Je sens que tout cela m'arrive, et cependant il n’y a personne d'autre que les deux enfants auprès de moi. Personne ne se rappelle ma présence. Toutes les pensées, tous les regards semblent concentrés sur la blanche et délicate figure, entourée par les bras des deux femmes en deuil.
- « C'est bien mon cœur que je sens battre si distinctement. Et cependant, ces bras autour de moi ? Je n'ai jamais eu conscience d'un contact aussi réel, je commence à me demander qui est moi. Suis-je la blanche silhouette ou la personne assise sur la chaise ? Sont-ce mes mains qui entourent le cou de la vieille dame ? Ou bien sont-ce les miennes qui reposent sur mes genoux ? Je veux dire sur les genoux de la personne qui est assise sur une chaise, dans le cas où ce ne soit pas moi.
- « Certainement ce sont mes lèvres qui reçoivent des baisers ; c'est mon visage que je sens tout trempé des larmes versées avec tant d'abondance par les deux vieilles dames. Comment cela peut-il avoir lieu cependant ? C'est un sentiment horrible que celui de perdre ainsi conscience de son identité. J'aspire à soulever une de ces mains inutiles et à toucher quelqu'un, juste assez pour savoir si j'existe réellement ou si je suis seulement la proie d'un rêve ; si Anna est moi, ou si j'ai confondu ma personnalité dans la sienne.
- « Je sens les bras tremblants de la vieille dame, je sens les baisers, les larmes et les caresses de sa sœur j'entends leurs bénédictions; et, en proie à une véritable agonie de doute et d'angoisse, je me demande combien cela va durer. Combien de temps serons-nous deux encore ? Et comment se terminera ceci ? Serai-je Anna, ou Anna sera-t-elle moi ?
- « Soudain je sens deux petites mains se glisser dans les miennes qui demeuraient inertes. Elles me remettent en possession de moi-même, et, avec un sentiment de joie exaltée, je sens que je suis bien moi-même. Le petit Jonte, fatigué d'être masqué par les trois formes matérialisées, s'est senti tout à coup isolé et a saisi mes mains pour se consoler en ma compagnie.
- « Combien ce seul contact d'une main d'enfant me rend profondément heureuse ! Mes doutes se sont évanouis, quant à mon individualité et quant à l'endroit où je me trouve... Et comme ces pensées me viennent, la blanche silhouette d'Anna disparaît dans le cabinet, et les deux dames regagnent leur place, bouleversées, sanglotantes, mais transportées de bonheur. »
Il se produisit encore d'autres manifestations ce soir-là, mais je me sentais, d'une façon ou d'une autre, affaiblie et indifférente à tout ce qui se passait autour de moi, et nullement disposée à m’intéresser aux incidents qui pourraient survenir. Il en survint quelques-uns de singuliers et de remarquables ; mais, pour le moment, la vie semblait m'abandonner et j'aspirais à la solitude et au repos. Je souhaitais ardemment me retirer loin de toute grande ville, et dès que la séance eut pris fin, mes pensées se reportèrent sur les longues vacances que je rêvais. Je me remis très vite, et peu de jours après, je partais pour les montagnes.
Le souvenir des étranges sensations qui m'avaient bouleversée pendant la visite d'Anna me tourmentait cruellement. C'est en vain que j'essayais d'échapper à mes propres pensées et de porter mon attention sur les magnifiques paysages dont j'étais environnée. Elles me poursuivaient, elles s'imposaient à moi, jusqu'à ce que, pour m'en défendre, je me visse obligée de m'y arrêter et de les examiner à loisir, à mesure qu'elles se présentaient. Le souvenir de circonstances demeurées incompréhensibles, et que depuis longtemps j'avais reléguées dans l'oubli, me revenait de plus belle à la mémoire et demandait une explication. La prise brutale de Yolande, et tant d'autres incidents que seule peut-être je me rappelais, se rangeaient devant moi, formant une formidable barrière. Je sentis alors que je ne pourrais pas aller plus loin tant que toutes ces choses n'auraient pas été éclaircies.

CHAPITRE XXV

DES TÉNÈBRES VERS LA LUMIÈRE

Au-dessus du sombre océan de la mort
Apparaît la noble vie qui doit exister,
Un pays de nuages et de mystère,
Un mirage obscur avec des ombres d'hommes,
Morts depuis longtemps, et qui passent dans l'éloignement.

LONGFELLOW

Pendant plusieurs mois après mes expériences de Norvège, je me rongeais de soucis, en réfléchissant aux phénomènes spirites, d'autant plus que j'avais lu quelques ouvrages les concernant, et qui maintenaient toujours cette question en haleine. Bien des fois je passai en revue toutes les circonstances inexpliquées, tous les arguments apportés à l'appui de l'origine de ces manifestations, et je les pesai, mettant sur la balance, mes propres expériences comme contrepoids.
Ces manifestations étaient véritables, sans nul doute, mais d'où provenaient-elles ? Voilà la question. Ces formes matérialisées auxquelles je m'intéressais tant étaient-elles ma «conscience subliminale» agissant indépendamment de ma volonté ? Ou bien était-il possible qu'elles fussent le diable, ce vieil ennemi si redouté de l'humanité, lequel aurait pris l'apparence d'amis perdus pour me tromper et me plonger dans un abîme d'iniquité et de déceptions ? L'avais-je servi  toutes ces dernières années, entraînant d'autres à mal agir ? Ma vie avait-elle été une suite d'erreurs ? Ceux à qui j'avais essayé d'ouvrir les yeux sur des faits vivants allaient-ils m'accuser de les avoir détournés du bon chemin ?
Cette pensée était terrible et hantait mon cerveau, mais j'avais peur d'apprendre la vérité. Je n'avais pas assez de courage pour fixer ces terribles choses dussent-elles être vraies. Bien mieux l'incertitude que la confirmation de cette crainte.
Je me rappelai la foi de mon enfance et de ma jeunesse dans la bonté et l'amour de Dieu ; mais je me rappelai également avoir invoqué vainement cet aide promis aux croyants. J'avais alors bâti mes espérances sur le sable, et n'avais pas eu de terrain solide pour y reconstruire l'édifice écroulé. Ceci me manquait encore maintenant. C'était la même triste expérience à refaire ; je ne savais où poser le pied. La vie était une ennemie, et la mort le terme effrayant d'une existence sans but, pleine d'épreuves et de souffrances.
Je pouvais comprendre, aujourd'hui, comment un médium connu confessa que les manifestations spirites n'étaient que tromperies et déceptions. Si mes doutes et mes craintes se voyaient confirmés, c'était pour moi la seule ligne de conduite honorable à suivre, et je devais faire, moi aussi, ce que d'autres avaient fait avant moi. Mais cela serait pire que la mort ; c'est pourquoi j'attendrais, pour être certaine de la vérité avant de résoudre, à ce prix, mes terribles doutes. Et si réellement j'avais été trompée, et si j'avais trompé les autres, je ne mourrais pas sans avoir essayé de réparer le mal que j'avais fait, par tous les moyens qui se trouveraient en mon pouvoir.
Cette résolution prise, j'avais au moins un but pour vivre ; et je commençai, immédiatement à faire de nouveaux plans pour l'expérimentation. J'ignorerais le fait que j'étais médium, j'agirais comme si ma personnalité devait être suspecte, je douterais de moi-même. Des expériences seraient organisées pour démontrer la part que je jouais dans la production de ces phénomènes ; je ne me fierais pas à mes pensées, à mes sentiments, à mes propres sens. Si j'avais quelque rôle dans la matérialisation des esprits, il fallait que je le susse.
J'avais toujours prétendu n'y avoir aucune part, ni consciemment ni inconsciemment, quoique leur prêtant de ma force. Cela ne pouvait être, puisque je gardais toute ma conscience. Mais le diable a bien des ressources ; il pouvait me faire croire que, je n'avais pas perdu le pouvoir de raisonner. C'est ainsi que j'argumentais avec moi-même.
M'étant cependant décidée à résoudre ce qui me semblait une question d'importance vitale, je sentis mon courage revenir ; et après avoir désiré le repos, la paix éternelle de la tombe, je commençai à craindre que la mort ne me surprit avant l'accomplissement de ma tâche. Et j'étais impatiente de me mettre à l'œuvre.
Une maladie, causée peut-être par mes angoisses, jointes à un froid accidentel, coupa court à la question des expériences ; et lorsque le docteur sembla douter de ma guérison définitive, j'éprouvai un sentiment de soulagement en pensant que, par la mort, j'échapperais à cette tâche humiliante ; en même temps je ressentis une sorte de triomphe en me disant que j'allais être empêchée de tenir ma résolution en dépit de moi-même. Je me félicitai du sacrifice résolu auparavant, tout en me réjouissant intérieurement à la pensée que la mort allait trancher la question sans me consulter. C'était la liberté.
Ce serait aussi la fin de mes doutes, au moins pour moi personnellement. Je saurais si les communications et les manifestations spirites étaient vraies.
Si elles ne l'étaient pas, l'humiliation de confesser mes torts me serait épargnée. Mais si elles l'étaient ! Et si, pour quelque raison, je ne pouvais plus venir proclamer la vérité !…Eh bien ! Il n'y aurait, au moins, rien  à confesser ! De toutes façons, j'échappais ainsi à la tâche que je m'étais imposée, et je pouvais laisser les autres chercher la solution pour eux-mêmes.
Mais je pensai ensuite que cette manière de raisonner était égoïste et lâche. Si j'avais fait du tort aux autres, je devais essayer, à tout hasard, de corriger le mal. Si je mourais, c'était en perdre l'occasion. C'était laid de désirer mourir pour échapper à une tâche nécessaire. Je n'avais pas le droit de laisser à d'autres cette œuvre de réparation. Non ! Je devais l'accomplir moi-même et prouver la vérité ou la fausseté de cette grande question. Qu'elle fût réelle ou illusoire, je ne devais pas faillir à le faire savoir.
Je commençais de me trouver en voie de guérison. Il fallait me guérir. Malade je ne pouvais rien faire et je perdais un temps précieux. Je comptais donc les heures et les jours qui fuyaient, en attendant le moment de remplir mon devoir habituel.
C'était un dimanche matin, par un beau jour d'été. Je m'étais jetée sur le sofa avec un livre, mais mon esprit agitait mille projets ayant rapport aux expériences que je voulais organiser. Aussi je ne faisais guère attention aux pages de mon livre. Je ressentais une curieuse sensation de faiblesse et d'abattement, et les pages imprimées que je tentais d'étudier devenaient étrangement indistinctes. Allais-je me trouver mal ? Tout devint sombre et je crus que j'allais retomber malade. Je voulus appeler quelqu'un, à l'aide, mais je me rappelai qu'il n'y avait personne de ce côté-ci de la maison.
Le malaise passa presque immédiatement, et je fus contente de n'avoir dérangé personne. Je regardai mon livre ; chose étrange ! Il me semblait si loin et si obscur ! J'avais quitté le sofa, mais quelqu'un d'autre s'y trouvait et tenait le livre. Qui cela pouvait-il être ?
Comme je me sentais étonnamment légère et forte ! Le malaise avait été remplacé par une merveilleuse sensation de force, de santé et de pouvoir que je n'avais jamais connue auparavant.
La vie s'éveillait en moi, s'agitant, bouillonnant dans mes veines ainsi que des courants électriques. Chaque partie de mon corps était empreinte d'une nouvelle vigueur et d'un sentiment de liberté absolue. Pour la première fois, je savais ce que c'était que de vivre.
Combien étrange ! La chambre semblait si petite, si mesquine, si sombre ! Et cette pâle figure sur le sofa ? Il me semblait reconnaître quelqu'un dans cette figure paisible ; j'avais comme un faible souvenir de l'avoir connue ; mais il me fallait donner essor à cet irrésistible désir de liberté. Je ne pouvais rester à cet endroit ; où voulais-je aller ? Je me dirigeai vers la fenêtre. Les murs semblaient m'approcher, puis disparaître ; comment ? Je ne saurais le dire.
Ce phénomène ne me surprit pas grandement, - bien que je n'y comprisse pas grand'chose - car, à une petite distance, je vis un ami que je reconnus, non pas comme on reconnaît habituellement des amis, par la tournure ou parles traits ; je n'eusse pu dire, à ce moment même, si je trouvais en lui un seul trait familier : mais je le savais mon ami depuis des âges, un ami meilleur, plus sage et plus fort que moi-même. J'avais besoin d'un ami et cet ami était venu. Il parla - et peut être n'employa-t-il pas le langage parlé, bien que je le comprisse mieux qu'aucune langue n'eût pu me le faire comprendre.
- « Pouvais-je voir où j'étais ? »
Oui, certes, je le voyais, bien que le soleil se fût éteint d'une manière curieuse. Nous étions sur une route étroite, peu agréable ; et, en regardant autour de moi, je saisis mon ami par la main afin de me sentir en sûreté. C'était un endroit bizarre, mais qui me semblait étrangement familier. De sombres rochers étaient suspendus de chaque côté de la route obstruant parfois et bloquant le passage par leurs arêtes projetées en avant. Le terrain était jonché de pierres grossières et couvert de broussailles, avec, çà et là, de profondes crevasses où le voyageur imprudent risquait de tomber. Mes yeux les examinaient tandis que je m'avançais à tâtons le long de la route, pouce à pouce, posant un pied après l'autre ; un obstacle d'apparence insurmontable fut franchi alors, et en avançant j'étais consciente d'un sentiment d'exaltation joyeuse devant les difficultés surpassées à mesure que je faisais un pas en avant.
Cependant voici une crevasse béante sur mon chemin et, consternée, je n'avais pas l'espoir d'éviter une chute désastreuse dans le gouffre mais je regardai hardiment devant moi, et, à mesure que j'avançai, un sentier étroit était visible ; si je ne prenais pas le vertige, et si je marchais d'un pas ferme et prudent, le gouffre pouvait être longé en toute sécurité.
C'était un chemin long et fatigant ; si j'étais avec un ami à présent ; ce n'était que pour un temps très court, je le savais, mais je n'en étais pas effrayée malgré l'obscurité et la tristesse de cet endroit, environné d'un froid brouillard qui glaçait le sang et amollissait le courage. Çà et là cependant, brillait une belle et chaude lumière qui remplissait le cœur de joie et de gratitude.
En jetant un coup d'œil en arrière, sur la route que j'avais suivie, j'éprouvai comme le sentiment d'un conquérant. La lumière, dont les rayons passagers avaient jailli, semblait s'être répandue sur tout mon chemin, et je pouvais suivre des yeux l'empreinte de mes pieds, à partir du moment où je l'avais quitté. À cet endroit j'avais tâché d'éviter des obstacles, à cet autre, j'avais été repoussée en arrière pour être obligée de les surmonter.
Je voyais les crevasses dans lesquelles j'étais tombée et dont j'étais sortie avec peine ; je voyais enfin que j'eusse pu éviter les dangers, si j'avais vu le chemin éclairé comme il l'était à présent.
Regardant de nouveau en avant, je vis la lumière briller devant moi, à distance, tandis que l'ombre reposait à nos pieds. Et je ressentis un désir ardent de me hâter vers cette lumière. Au moment même où j'eus cette impression, un rayon brillant se posa devant moi et guida mes pas.
- « Peux-tu marcher seule, maintenant ? demanda mon ami. Ton courage est-il égal à ta tâche ? »
- « Oui, si cela est nécessaire. Ce n'est pas si difficile que je le croyais ; mais la lumière m'est nécessaire ; je veux me sentir pas en sûreté. Pourquoi continuer à marcher ici ? N'y a-t-il pas d'autres routes meilleures que celle-ci ? »
- « Regarde plus loin. »
Je regardai ; et comme mes yeux scrutaient le lointain, l'obscurité diminua petit à petit, et au bout de la route, tout au bout, un éclatant rayon de lumière jaillit, l'inondant d'une gloire inconcevable. Je ne pus le supporter. J'étais honteuse et, je me cachai la figure ; car la lumière me pénétrait de part en part, et je me vis telle que j'étais réellement, et non telle que ma présomption le pensait. Se pouvait-il que d'autres me vissent comme je me voyais Moi-même à présent ?
Je me serrai contre mon ami, et je lui demandai :
- « Dites-moi ce que cela signifie ? »
- « C'est la vérité, la vérité que tu as résolu de trouver. »
- « Et cette route, dois-je essayer d'y arriver ? »
- « C'est la route que tu as tracée: tu n'en as point d'autre à parcourir. »
- « Si je la parcours, j'atteindrai donc la vérité ? Oui, je ne puis y manquer ; je sens que je la trouverai. »
- « Tu l'as déjà trouvée, tu n'as qu'à la saisir et à l'étreindre étroitement. »
- « Aidez-moi ; apprenez-moi davantage à comprendre. Comment atteindre la vérité, comment l'embrasser ? »
- « Tu l'as atteinte ; tu l'avais vue auparavant. Mais tu ne l'avais point reconnue. Elle a éclairé ton chemin, mais tu ne voulais pas te l’avouer. »
- « Elle était si faible, si obscure,… je ne savais pas. » dis-je humblement.
- « Tu l'avais sentie, mais tu l'as mise de côté, et tu as élevé des barrières entre elle et toi, pour la dérober à ta vue. »
- « Je ne savais pas, je ne savais pas. »
- « Tu fermais les yeux et tu marchais aveuglément, tombant dans les pièges et dans les crevasses ; tu préférais te fier à ta sagesse imaginaire plutôt qu'à cette lumière ; tu entrais dans les sentiers qui t'éloignaient d'elle. »
- « Je ne savais pas, je ne savais pas. »
- « Tu avais la lumière à ta portée. Tu la voyais briller, mais elle t'offensait parce qu'elle éclairait des choses qui t'étaient désagréables. Tu préférais laisser l'obscurité couvrir ces choses, t'exerçant à croire qu'elles n'existaient pas. Tu avais chassé la lumière et tu marchais dans les ténèbres et dans le désespoir. »
- « Je ne savais pas, je ne savais pas. »
- « Tu te disais : Je me suffis à moi-même. Je ferai ceci et puis cela ; et c'est ainsi que tu trébuchas, que tu tombas dans le gouffre ; et lorsque, à chaque tournant de la route, tu trouvais un échec, tu retournais en arrière, contrariée dans tes plans, trompée par ton propre désir ; c'est seulement alors que tu as réclamé la vérité. »
- « Je ne savais pas ; aidez-moi à comprendre la vérité, à l'étreindre fermement. Aidez-
moi à m'approcher de cette merveilleuse lumière ; aidez-moi à comprendre la signification de la vie. Je ne veux point vous laisser partir. Oh ! Aidez-moi, aidez-moi ! »
     Je me serrai contre mon ami. Nous nous détournâmes de la contemplation de la route. Une sensation de mouvement  de surprise, de lumière croissante,     intense, radieuse, et puis… Comment décrire l'Indescriptible ? Le temps avait disparu ; l'espace n'existait plus . J'étais accablée par ma propre insignifiance. Quel faible, quel petit atome j'étais dans cette immensité ! Et cependant une avec elle, née en elle et lui appartenant. Je réalisais cela, même avec ma petite compréhension, et je savais que toute pauvre, toute médiocre que je fusse, je faisais quand même partie de cet indestructible, et éternel Tout ; je savais que sans moi il ne serait pas complet.
La lumière de cette grande vie me pénétrait et je compris... que les pensées sont les seules substances réellement tangibles : je compris pourquoi, entre mon ami et moi, le langage parlé n'était pas nécessaire. Les secrets de la vie et de la mort m'étaient dévoilés, et j'en saisissais le sens ; la raison du péché et de la souffrance, les efforts éternels vers la perfection s'expliquaient ; chaque atome de vie avait sa place désignée là où il était nécessaire ; chaque changement, chaque évolution le rapprochait de son but. Et comme un désir s'élevait en moi, je trouvai les moyens de le réaliser. La Connaissance, était à moi. Je n'avais qu'à désirer, et elle était en ma possession.
Et j'avais douté, douté du pouvoir de Dieu, de son existence ; j'avais douté du fait de la vie spirituelle ! J'avais aveuglément nommé les sombres confins de l'existence terrestre la véritable vie.
Je me tenais près de mon ami, vaincue par ce nouveau sens de réalité des choses, par cette merveilleuse vérité. Je vis d'autres êtres, de radieuses créatures vivantes, et je me sentis humiliée, honteuse de ma propre infériorité ; et cependant mon âme se portait tout entière vers elles avec amour et adoration. Je souhaitais leur amitié, leur amour.
Que voulait dire ceci ?... Mon aspiration s'échappait de moi comme un rayon de lumière argentée,... elle les atteignait ;… c'était une corde de communication née de mon désir. Je pouvais aller vers ces êtres, ils pouvaient venir à moi ; ils étaient conscients de mon aspiration, ils me souriaient et je me sentais, bénie dans ma solitude.
Il y en avait d'autres pour lesquels je ressentais une immense compassion ; j'éprouvais un irrésistible désir de les attirer à moi. Ils n'avaient qu'à venir, ils pouvaient s'approcher de moi s'ils le désiraient, venir à moi, tout comme je m'étais approchée de ces brillantes créatures d'amour et de vérité. Pourquoi ne s'adressaient-ils pas à moi ? Je me sentais tellement en mesure de dissiper l'ombre qui les enveloppait.
Ils m'avaient aidée ; nous avions travaillé ensemble. Quelquefois nous avions réussi, d'autres fois nous n'avions pas atteint notre but ; nous avions été mis en échec, par des difficultés ; nous étions tombés dans des pièges ; mais nous avions toujours été ensemble. Nous avions travaillé sans lumière, chacun de nous portait sa part ; nous étions également aveugles, également coupables.
Quelle était donc  la différence qui nous séparait ? Pourquoi les plaignais-je ? Pourquoi ce désir de les attirer à moi ? Je n'étais ni meilleure qu'eux, ni plus élevée. Non ! Il n'y a rien qui soit meilleur ou pire, plus haut ou plus bas. Nous sommes tous les mêmes; nous sommes tous membres de la même immense famille, nous sommes tous les  atomes d'une grande Ame créatrice. Mais moi, un atome moins sage et moins instruit que ceux que je plaignais, moi, j'avais trouvé la lumière, et ils la cherchaient encore.
La lumière était entrée dans mon âme et je me sentais remplie d'une joie inexprimable. Cette flamme nouvelle née, elle était mienne, elle m'appartenait. Elle ne m'échapperait plus de toute éternité. Elle était également à la portée de leurs mains, mais ils ne l'avaient pas saisie. Elle les environnait ; elle était en eux, mais ils n'en étaient pas conscients. Ils étaient dans la même position que moi lorsque je marchais sur la route. Eh bien ! Je les instruirais, je les aiderais. Je leur montrerais comment faire pour saisir la vérité et pour l'embrasser. Je les aiderais à trouver la lumière comme mon ami m'y avait aidée. Ils comprendraient, ainsi que je l'avais fait, ce que signifie cette grande lumière d'amour... Pourquoi ne m'envoyaient-ils pas un faible appel !
…Je tendis les bras, je les appelai. Je sentis mon être entier vibrer d'une douloureuse aspiration, du désir de les élever à moi. Ils pourraient si facilement m'atteindre ! Et combien facilement ils pourraient partager avec moi cette nouvelle et glorieuse vie, s'ils le voulaient !
Comment pourrais-je attirer leur attention ? Comment leur montrer le chemin ? Oh ! Grâce à la beauté radieuse de ces êtres dont le sourire m'avait bénie ; grâce à ce peu de lumière et d'influence qu'ils avaient répandues sur ma voie, grâce à leur aide, je chercherais ces pauvres amis. Je boirais à la coupe de cette vérité glorieuse et vivante ; elle remplirait tout mon être, et ainsi je pourrais refléter sa gloire et la faire rejaillir sur les êtres que j'aimais et que je plaignais tant.
Et toute ma conscience se condensa dans cette prière : « Aide-moi, afin que je puisse aider les autres. »

CHAPITRE XXVI

LE MYSTERE EST DÉVOILÉ

C'est ainsi que le Voyant,
Par une claire vision,
Voit des formes paraître et disparaître
Dans la perpétuelle ronde de l'inconnu.
Changement mystérieux.
De la naissance à la mort, de la mort à la naissance,
De la terre jusqu'aux cieux, et des cieux vers la terre ;
Jusqu'à ce que des aperçus de plus en plus sublimes
De choses invisibles, jusqu'à présent,
Révélassent à ses regards émerveillés
L'Univers ainsi qu'une roue sans fin
Tournant pour l'éternité
Dans le fleuve rapide et violent du Temps.

LONGFELLOW

À mesure que le désir s'accentuait, il emplissait et animait chaque fibre de mon être ; il y palpitait, amassant de la force et de l'énergie, jusqu'à ce qu'enfin l'action devînt irrésistible. Je me sentis assez forte pour comprendre, et assez forte pour commencer l'œuvre subitement devenue pour moi un grand principe de bonheur.
Pour instruire les autres, il me fallait m'instruire moi-même. Mais par où commencer ?
J'étais surprise d'avoir tant de mal à me rappeler le sujet spécial qui m'avait paru difficile à comprendre. C'est avec un sentiment d'anxiété, allant jusqu'à la souffrance, que je cherchais en moi la clef, pour ainsi dire, de ce qui m'avait tant embarrassée et attristée. Il y avait si longtemps de cela ; cela semblait presque appartenir à quelque rêve a demi oublié. Ce sentiment de gêne pénible était très net... Mais d'où provenait-il ? Il me faisait penser à la sensation éprouvée par un dormeur, qui, après un rêve désagréable, se réveille en proie à une vague oppression, mais sans pouvoir se rappeler la vision qui a donné naissance à cette sensation. Je savais avoir rêvé d'un état d'existence différent de celui-ci, en quelque sorte, et je savais également qu'il me fallait reconstituer ce rêve de manière à trouver le mystère que je voulais résoudre.
Les divers incidents se révélaient d'eux-mêmes, l'un après l'autre, par des images que je reconnaissais pour avoir appartenu au rêve ; tableaux pâles, effacés, indistincts, mais dans lesquels j'avais ma part d'action ; tableaux qui me causaient un sentiment de honte et d'humiliation ; aussi j'avais hâte de les laisser retomber dans les brouillards de l'oubli.
Je devenais capable, à présent, de noter les circonstances qui se présentaient une à une, Elles formaient encore comme une chaîne brisée, et ce manque de suite me troublait et m'embarrassait. Je ne savais que trouver pour remplir les vides. Qu'avais-je oublié ? Ce rêve n'avait-il été qu'une chaîne disjointe de pensées et d'imaginations ?
Ma personnalité et le nom que je portais ne semblaient point avoir d'importance, et je ne pouvais me les rappeler, Mais, à travers ce brouillard indéfini de mon rêve, ma propre identité, mon ego, celui qui essayait en ce moment de saisir ces fils embrouillés et ces ombres, mon ego était le même, le seul fait réel, palpable, indiscutable. Ce fait ne demandait aucun effort de mémoire, et je pouvais le suivre tout doucement, pas à pas à travers toutes les complications de mes étranges expériences. Je rassemblais, un à un, les fils de cette vie de rêve, et la voyais dans son entier. Je voyais combien cet ego avait été influencé par les  autres ; combien d'autres individualités s'étaient trouvées en rapport avec lui, combien de sympathies et d'attractions l'avaient dirigé ou l'avaient fait dévier de son but originaire.
En déroulant cet écheveau embrouillé, je suivis les fils conduisant de la cause à l'effet, du motif à l'action et je vis que ces motifs étaient purs et désintéressés. Je vis mon immense aspiration vers la Connaissance et mon désir d'être aidée, dans le but de l'obtenir. Je vis que mon désir attirait ceux qui, par sympathie, désiraient m'aider. Mais hélas, la Connaissance leur manquait également à eux ; et le résultat ne fut qu'un désastre.
L'intérêt que je trouvais à cette mystérieuse vie de rêve me poussa involontairement en bas, ou en haut, ceci ne tire pas à conséquence, car ni le haut ni le bas n'existent subjectivement près d'une région nuageuse dans laquelle je me sentais étouffée, comme si l'atmosphère était de venue épaisse, lourde et substantielle. Un sentiment voisin de l'anxiété m'oppressait, et je ressentais le désir instinctif d'échapper à cette sensation de pesanteur qui allait graduellement en augmentant. Cependant le désir d'apprendre était le plus fort, et, réunissant toute mon énergie, je combattis l'instinct qui voulait m'entraîner vers un air pur et vers la liberté.
Il y avait comme une vision familière dans ces vapeurs de brouillard ; quelque chose dans ces formes et ces ombres qui me rappelaient plus vivement la vie de rêve - et peu à peu, je m'aperçus que la vie de rêve avait été vécue dans cette région. Je vis que tout ce monde vaporeux était riche en vie, en vie réelle - individualités en lutte, chacune avec ses idées, ses ambitions, ses espérances, ses craintes, ses joies, ses désespoirs - individualités étrangement  semblables, et cependant différentes ; chacune semblant exister en apparence par elle-même et cependant dépendant des autres ; toutes s'influençant, se guidant, s'attirant et se repoussant mutuellement.
Jugé d'après mes observations, il me semblait que de ce monde de brouillard se dégageait quelque chose de vivant, quelque chose devant s'élever, se purifier et se perfectionner dans le monde de la réalité - et dans ce quelque chose, je reconnus l'esprit de l'Humanité, aspirant vers ces créatures parfaites que j'avais vues si tard.
Et comme je reconnaissais ceci, la crainte que j'éprouvais de ce monde de brouillard fit place à une chaude sympathie, à un réel intérêt. Je savais que c'était le monde dans lequel les circonstances de ma vie de rêve avaient été arrêtées ; mais je me demandais pourquoi les objets y étaient si différents. Ces rochers, ces mers, qui d'abord m'avaient paru si réels, si solides, si peu imaginaires, n'étaient que des vapeurs et des nuages, à travers lesquels je passais sans résistance. Ils n'offraient aucune barrière à mon passage... Je les traversai donc aussi facilement qu'une flèche traverse des nuages et me trouvai en contact étroit avec les esprits humains que j'avais vus de loin.
Ils étaient étrangement inconscients de mon approche ; ils me dépassaient sans me voir ; ils ne remarquaient point mes avances cordiales ; ils semblaient profondément absorbés dans leurs propres pensées, qui toutes tournaient autour d'un point central : leur ego, l'ego de chacune de ces individualités. Cet ego, ils ne le perdaient jamais de vue,  luttant les uns contre les autres pour accroître son importance.
Quelle était leur erreur ! Qu’ils étaient aveugles dans leur acharnement, ces combattants ! Ils étaient induits par une force mystérieuse à se développer, à progresser, à devenir meilleurs et plus grands ; à s'élever au-dessus du niveau de leur entourage. Cet instinct les influençait, les éclairait ; mais eux, fermant les yeux à cette lumière, ils allaient à tâtons, travaillant dans l'obscurité, accumulant des richesses qui, pensaient-ils, les élèveraient au-dessus de leurs compagnons ; tandis qu'au lieu de cela, ces richesses les ensevelissaient sous leur poids. Ils sentaient bien cet instinct qui les poussait en avant, qui les appelait à développer en eux des qualités meilleures, des dons supérieurs ; et cependant ils ne comprenaient point la nature de cette impulsion, ils l'interprétaient à un point de vue matériel, s'en servant pour augmenter leur pouvoir et leurs richesses, et s'éloignant, par conséquent, toujours davantage de la spiritualité. Ils travaillaient avec énergie comme si leur vie de rêve était la seule existence - l'alpha et l'oméga - et pourtant ils savaient qu'ils n'échapperaient pas à la dissolution de la mort. Que n'avaient-ils pu voir la lumière qui resplendissait pour moi, et comprendre la signification de cet instinct, de cette grande impulsion ? S'ils se doutaient de l'erreur dans laquelle ils vivaient, certes ! Ils se hâteraient de réparer les fautes commises… Mais non ! Ils croyaient en la mort, agissant cependant comme si elle n'existait pas.
Je ressentais une peine infinie pour ces pauvres égarés, et j'étais oppressée du désir de leur montrer mon trésor, c'est-à-dire la clef de tous les secrets de cette merveilleuse existence. Par cette clef, j'avais trouvé que cette vie est indestructible et immortelle ; qu'il n'y a pas de mort ni d'annihilation ; que cette même vie circule toujours et toujours à nouveau dans toutes les formes possibles, résidant dans les rochers, le sable et la mer ; dans chaque brin d'herbe, chaque arbre, chaque fleur; dans toutes les espèces de l'existence animale ; atteignant enfin son point culminant dans l'intelligence et la perception humaine. Par cette clef, je voyais dans tout événement, tout mouvement, tout progrès, toute révolution, des effets de l'obéissance aux Lois qui gouvernent l'Univers. Je comprenais que les actions, en apparence accomplies par les hommes, étaient en réalité dirigées par ces lois naturelles qu'il est impossible de contrarier ; les individus, dont l'intelligence est plus organisatrice, plus apte à percevoir le pouvoir de l'action, devenant nécessairement, pour un temps, les conducteurs de leurs contemporains.
Je pouvais comprendre également que, dans le but de développer son intelligence et sa perception, l'esprit dut passer à travers tous les organismes pour rassembler les qualités et les propriétés qui leur sont inhérentes et en gagner d'originales ; que l'esprit et l'intelligence humaine sont, en quelque sorte, le produit et l'accumulation de toutes les connaissances réunies pendant une infinité d'existences dans différentes formes et sous de différentes conditions: existences qui doivent toujours et toujours se répéter. Je pouvais discerner le fait que l'esprit, en prenant pour la première fois la forme d'un homme ne fut pas arrivé à sa plus parfaite expression terrestre ; car il y a bien des degrés dans l'homme. Dans le sauvage, l'esprit élargit son expérience et trouve un nouveau champ de culture ; lorsque cet ordre d'expérience est épuisé, il fait un nouveau pas en avant ; et ainsi, pas à pas, toujours plus haut, l'esprit se développe et progresse dans toutes les directions ; la désagrégation des formes qu'il affecte pendant toutes ses existences, prouvant simplement qu'il a terminé sa mission et accompli les desseins en vue desquels il a dû s'incarner. Les enveloppes retournent à leur élément d'origine, pour reprendre forme et être de nouveau et sans cesse employées, comme un moyen par lequel cet esprit peut se manifester et atteindre les développements requis.
Je voyais clairement toutes ces choses ; elles me semblaient si simples, si rationnelles, si complètes que je m'étonnai de ne pas les avoir comprises plus tôt. Mes sens avaient-ils donc été obscurcis au point de m'empêcher de comprendre des idées aussi simples ?
Maintenant enfin, grâce à l'aide du précieux trésor découvert, les Lois avaient été rendues visibles à mes yeux.
Combien je désirais apporter la lumière dans tous les endroits ténébreux que je connaissais ; dans cette vie mystérieuse et illusoire, où tant de malheureux se débattaient aveuglément sans en comprendre la cause. Je me rappelai ma propre détresse, mes propres inquiétudes, et mes désirs de trouver la clarté. Tout ceci me semblait si petit, et si trivial, comparé à la grande nécessité comprise maintenant, que je voyais, à regret, mes pensées contraintes à n'importe quelle réflexion d'intérêt personnel. Je ne craignais plus que la vérité fût révélée. La lumière m'était devenue si chère, si précieuse ! N'importe ce qui dût arriver, je ne la laisserais plus s'évanouir. Elle m'avait déjà montré les grandes différenciations, les fautes et les faiblesses qui existaient en moi, me faisant voir ainsi les possibilités pouvant être cultivées. Elle m'avait montré la vie telle qu'elle est et la vie telle qu'elle peut être ; et je savais qu'à l'aide de cette grande et sainte lumière, toute question se trouverait expliquée, toutes les ténèbres seraient transformées en clarté et toutes les choses secrètes seraient découvertes.
Mon aspiration à aider ces aveugles devint alors plus intense, elle devint même irrésistible ; mais ils ne me voyaient pas, ils ne faisaient aucune attention à moi, et je luttais en vain pour me faire comprendre. Je leur tendais les mains, mais ils passaient à côté de moi ; je les appelais mais ils étaient absorbés par d'autres choses et ne m'écoutaient pas. Je me rendis compte alors, que pour arriver à l'essence de ces esprits, il me fallait, moi aussi, me revêtir de matière. C'était une pensée répugnante,… n'importe ! Je me contraindrais à cela pour les aider. Mais comment faire ? A peine cette question s'était-elle soulevée en moi, qu'un éclair me fit reconnaître que j'avais trouvé l'objet de ma recherche, objet resté, jusqu'à présent seulement, une aspiration vague et indéfinie.
D'un monde de lumière radieuse, où seuls l'amour et la sympathie existaient, cette aspiration m’avait ramenée dans ce triste monde des ombres et des illusions, où la lumière pouvait à peine pénétrer. C'est là que la Connaissance devait être gagnée. Il me fallait apprendre à me vêtir de brouillard ; cette matière si immatérielle, si vague, je devais apprendre à la manier, à la façonner : saisir et garder ce qui n’avait pas de substance ; cela semblait impossible, et cependant je vis que cela avait été déjà fait.
Je cherchais depuis longtemps les moyens de mettre mon plan à exécution, lorsqu'un ami vint à mon aide. Nous réfléchîmes ensemble à l'exécution de ce plan. Je lui demandai comment il fallait pour faire adhérer entre elles ces masses de substance immatérielle. Il fallait, m'expliqua-t-il, réunir vivement ensemble ces masses nuageuses de brouillard en y insufflant la vie dont j’étais douée moi-même ; y faire entrer de force, par la tension de ma volonté, une partie de mon propre désir en y mettant toute l'intensité possible, et cela jusqu’à ce que cette masse s'animât, et prit une forme ressemblant aux êtres vaporeux qui m’entouraient, inconscients de mon identité. Je suivis son conseil ; je fis donc une création personnelle, - ma propriété spéciale, - animée de mon souffle, conservée en vie par ma volonté, obéissant à mes désirs ou à mon commandement, dépendant de moi seule à tout instant de son existence. Je savais que si l’intensité de ma volonté se relâchait, si mon désir ou mon intérêt faiblissaient d'un iota, cette ombre de moi-même retournerait au néant d'où elle était venue, pour ne plus jamais exister.
Pour les enfants du brouillard, ma création était réelle et tangible autant qu'eux-mêmes, ne manquant pas de vie ni d'intelligence. J'étais seule à savoir qu'elle n'était qu'une ombre de la réalité ; et je la savais défectueuse en plusieurs choses que, faute d'expérience, je n'avais su lui communiquer. Quelles possibilités, cependant, auraient pu résulter d'expériences menées plus loin ! De quelles propriétés n'eusse-je pas doué cette création d'ombre si j'avais su développer mes propres pouvoirs. Vraiment, j'avais résolu le mystère, ou tout au moins une partie du mystère ; quelque autre moyen d'y arriver ayant été sûrement déjà employé ...
Ensuite mon ami et moi nous donnâmes l'existence à une autre ombre, une ombre étrange qui n'était ni lui, ni moi, mais une chose informe, qu'avec une peine infinie nous essayâmes d'organiser. Nos volontés et nos idées ne s'accordant pas, le résultat fut une faillite. L'ombre que nous avions créée, à nous deux, de ce brouillard, était défectueuse en plusieurs manières et nous tâchâmes de combler les vides, de réparer les fautes, de faire cette ombre pareille à la première, et la contrepartie d'une réalité vivante. Malgré tous nos efforts, nous faillîmes à notre tâche et nous ne pûmes former une créature comme la première. Nous ne réussîmes qu'à édifier une misérable contrefaction, ne pouvant être appelée à l'existence à cause des volontés contraires de ses créateurs.
Ceci était encore un mystère. Et je ressentais une sensation cuisante de honte et d'humiliation. J'avais blâmé mon ami de cet acte auquel j'avais contribué moi-même. J'avais mis ma volonté à créer, et mes idées s'étaient entre-croisées, semblables aux lignes de deux dessins que l'on eût mouillés et juxtaposés, et qui se seraient trouvés ensuite tachés, effacés, méconnaissables.
L'énergie mal dirigée, qui n'a point été gouvernée par la raison et par le savoir, cette énergie doit fatalement échouer dans l'accomplissement d'un dessein... Et ainsi il en avait été de nous.
Le mystère n'était plus un mystère. J'aurais voulu exprimer tous mes regrets à mon ami, lui dire combien tout ceci m'avait désolée, combien je désirais faire amende honorable et désormais lui donner mon appui, au lieu de ne lui apporter que mes critiques. Je voyais bien que je m'étais trompée de route, par la faute de mes désirs et dans ma volonté d'atteindre un but pour lequel mes forces n'étaient pas suffisantes.
Comme je pesais toutes ces choses, les soucis et les anxiétés qui avaient troublé ma vie de rêve me revinrent à l'esprit, et je me rappelai bien des joies et des chagrins oubliés qui avaient été, un jour, des réalités ; et je me rappelai mes suppositions quant à une autre vie, une autre existence en dehors du rêve. Et je ressentais une pitié amusée pour la rêveuse qui avait pu confondre cette vie de rêve avec la glorieuse réalité.
Maintenant que j'avais résolu le problème, ma tâche était achevée. Je savais comment arriver à ces pauvres lutteurs aveugles, et je voulais les aider de toutes mes forces, de tout mon pouvoir. Je leur montrerais la lumière qui, seule, pouvait les conduire au vrai chemin de la connaissance. Je ne les fatiguerais pas avec des discussions ….    Mais j'étais libre, à présent, de quitter cette région d'ombre ; libre de respirer l'air pur et léger que j'avais quitté, de savourer la beauté de cet autre monde, et de jouir encore une fois de l'affection, de l'amour inexprimable qui émanait de ses habitants.
Je reviendrais chez les êtres de brouillard. Mais il me fallait d'abord rassembler de nouvelles forces et reprendre, courage au contact de ces créatures radieuses dont le sourire m'avait réchauffée, et ravie dans une extase d'amour et d'adoration.
Une étrange sensation, pourtant, m'oppressait : c'est en vain que j'essayais de me soustraire à son influence. Je rêvais l'indépendance et la liberté, et j'étais comme le captif, attiré par la prison d'où il vient de s'échapper. Je savais que, contre toute résistance, il me fallait obéir au pouvoir qui me poussait. Aussi, tout en saisissant avec force le trésor que j'avais trouvé, j'obéis tristement - j'étais triste, certes ! Mais cependant pleine de fierté, grâce à ce trésor... - Et je retrouvai mon premier home dans le Pays de l'ombre.
Comme lorsque je le quittai, les murs semblèrent se rapprocher, puis reculer, et je les traversai ainsi qu'on traverse un brouillard et avec, le même sentiment d'illusion, je contemplai la femme silencieuse, étendue, un livre à la main, et qui n'était ni morte ni endormie. Je savais maintenant que ce corps de femme était la prison d'où je m'étais échappée, et qu'il fallait me reconstituer prisonnière. Je savais qu'il fallait m'y résigner ; j'avais tant à faire pour montrer à ces pauvres esprits en lutte que, derrière l’ombre, il y avait une réalité vivante, absolue et parfaite ; que le trésor réalisé par moi pouvait devenir le leur également et les conduire vers le chemin de la liberté. Revêtue seulement de brouillard, aurais-je pu m'approcher d'eux et leur expliquer toutes ces choses ? J'étais donc heureuse de revenir, et résolue à attendre patiemment le jour de la délivrance, consciente et satisfaite du devoir que j'avais à remplir.
J'éprouvai le même sentiment de douleur, de faiblesse et d'oppression ; et je me retrouvai étendue sur le sofa, un livre à la main. J'ouvris les yeux autour de moi, rien n'était changé ; je voyais les fleurs, les tableaux, les rideaux à la même place. Et cependant un grand changement s'était produit, car je possédais un sentiment de joie absolue que je n'avais jamais connu auparavant. Combien de temps avais-je été loin ? Je n'en avais pas conscience, car dans le monde des réalités que j'avais visité, il n'y a ni temps, ni espace, ni aucune chose pouvant se mesurer comme sur la terre.

Il est étrange de penser combien l'illusion et la réalité peuvent changer de positions respectives. Si je n'avais su la vérité, j'aurais dit les scènes terrestres des réalités, et j'aurais pensé avoir visité le Pays du rêve. Mais le trésor que j'y avais trouvé était toujours en ma possession. Et ce seul atome d'une vérité vivante m'avait apporté une paix qui dépasse toute compréhension. Grâce à sa pure clarté, je vois et je sais que les communications spirites sont vraies, aussi vraies que Dieu existe.
On dira que j'ai rêvé, mais cela importe peu, car je sais que cela n'était pas un rêve, mais un avant-goût de la vie, réel, incontestable. Et durant le reste de mon voyage à travers les ombres, ce souvenir m'aidera à supporter avec patience tout ce qui pourra m'arriver, et me donnera le courage de combattre jusqu'au dernier moment.

CHAPITRE XXVII

PHOTOGRAPHIES SPIRITES

De même que tu ne connais pas les voies de
l'esprit, de même tu ne connais pas les œuvres
de l'Eternel qui a tout créé.

ECLESIASTE

    Je n'étais pas familiarisée depuis longtemps avec le sujet du spiritualisme, lorsqu'on parla de la possibilité d'obtenir des photographies de l'invisible, photographies occultes, transcendantales ou spirites suivant le nom qu'on leur donne. Je n'avais pas encore réalisé combien je souffrais à la suite des séances et à quel épuisement elles me condamnaient. Ma santé n'ayant jamais été bien robuste, je n'aurais jamais pu imaginer que cette lassitude et ce complet épuisement pussent être dus à quelques-uns des assistants de nos séances. Mes amis proposaient continuellement de nouvelles expériences, lesquelles, en règle générale, m'intéressaient autant qu'eux ; et entre autres, l'idée d'obtenir des photographies spirites revenait toujours sur le tapis. Je désirais que toute occasion fût utilisée ; mais n'étant pas photographe moi-même, il n'y eut point de système organisé, à ce sujet, ni d'effort continu en expérimentant dans cette direction ; et nous ne comprenions pas encore, combien il est difficile de posséder différentes formes de médiumnité également développées, sans épuiser trop, pour cela, le système nerveux.
Dans tous les cas, bien que je fisse des essais pour obtenir ces photographies rêvées, chaque fois que j'en eus l'occasion, ce ne fut pas avant 1876, à Londres, que je supposai d'y avoir réussi ; et même à ce moment je n'attribuai pas ce résultat à ma médiumnité.
Mrs Burns, sensitive, très bien douée elle-même, vint avec moi chez le photographe spirite, M. Hudson. Après la pose, M. Hudson développa la plaque, et fut tout fier du succès obtenu grâce à ma visite, car une belle figure se voyait sur le cliché, à côté de mon portrait. Il traversait précipitamment la chambre, ravi de m'apporter la bonne nouvelle et de me montrer la plaque, lorsque son pied glissa sur la natte, et la plaque fut brisée en mille pièces.
Peu après je visitais Paris et Bruxelles. Dans cette dernière ville, je fus photographiée un matin, au moins vingt fois, sans obtenir le moindre résultat.
Je ne me rappelle aucun effort persistant pratiqué dans cette direction pendant les deux années qui suivirent ; quoique de temps en temps nous fîmes un essai, lorsque l'occasion s'en présentait. Entre 1878 et 1880, plusieurs photographes firent des tentatives sans obtenir de succès.

En 1880, j'allai en Suède, et je pris avec moi un appareil et deux cent quatre-vingt-huit plaques sensibles que je voulais employer, espérant obtenir quelquefois un encouragement. Je m'arrangeai avec un photographe et je commençai mon travail plus systématiquement que je ne l'avais fait dans les circonstances précédentes ; mais ma santé n'était pas rétablie, et souffrait encore des suites du terrible choc éprouvé, sept ans auparavant, à la séance de Newcastle en 1880 ; par conséquent ma médiumnité était presque réduite à néant. Après que nous eûmes employé les vingt quatre douzaines de plaques, l'appareil fut négligé, et plus tard endommagé.
En 1888, 1889 et 1890, plusieurs tentatives furent faites et une seule photographie spirite fut obtenue, tout à fait par hasard, dans la dernière de ces années, à la villa 0. P., à Gothenhurg. Je l'ai décrite plus haut. M. Aksakoff avait engagé une discussion avec quelque autre de mes amis au sujet des photographies spirites, lorsque M. Boutlerof, qui voulait voir si l'appareil était bien dirigé, et qui désirait essayer la lumière du magnésium, interrompit la conversation en venant dire :
- « L'appareil est dirigé sur la chaise placée dans le coin de la chambre, et je désire que Madame d'Espérance prenne la pose, car je voudrais essayer le magnésium. »
Ceci se passait au crépuscule, juste avant d'allumer les lampes. Nous nous levâmes tous pour accompagner M. Boutlerof dans la chambre où se trouvait l'appareil. Il n'y avait point d'arrangement spécial quant aux places que nous dussions prendre, mais il me fallut m'asseoir sur « la chaise dans le coin ». L'éclair du magnésium illumina la pièce et tous les spectateurs virent une figure d'homme se tenant derrière moi. Cette forme n'était visible, ni avant ni après l'éclair, aussi chacun était curieux de voir si elle avait impressionné la plaque. Heureusement cette photographie a été mise en sûreté. Par intervalles, nous fîmes des essais à Gothenhurg, à Christiania, à Berlin et dans d'autres endroits, mais toujours sans succès.
En 1896 j'allai en Angleterre, et j'y obtins quelques manifestations de photographies spirites ; mais, selon moi, ce furent des manifestations douteuses. Pour différentes raisons dans lesquelles je n'aime pas à entrer maintenant, je ne fus point à même de les accepter comme véritables, bien que cela eût été possible.
Je me décidai cependant à tenter un nouvel essai à mon retour en Allemagne. Je mis mon plan à exécution et j'obtins quelques formes indistinctes et nuageuses ; mais je devins si nerveuse qu'il me fallut mettre de côté la photographie pendant deux ou trois semaines. Ensuite j'essayai de nouveau et j'obtins des images plus nettes de l'invisible. Deux ou trois d'entre elles étaient d'excellents portraits de figures, semblant devoir être des êtres humains parfaitement en vie. Mais mes nerfs me firent de nouveau tant souffrir, que je n'osai même plus m'aventurer dans les escaliers ; j'avais à peine le courage de me promener dans ma chambre. Nous dûmes par conséquent arrêter toute expérience.

En janvier 1897, je me rendis à Gothenburg pour deux mois, avec l'intention de terminer ce livre et de le remettre à l'imprimeur. Mes amis achetèrent un nouvel appareil et tout l'approvisionnement nécessaire pour une nouvelle série d'expériences photographiques. Le 28 janvier, tout était prêt à cette intention. Mes amis avaient beaucoup à apprendre au sujet de la photographie, car ils n'y avaient, précédemment, accordé aucune attention. Les trois premiers jours nous ne fîmes que des sortes d'expériences préliminaires, de manière à nous habituer petit à petit, à l'appareil, à la pose, au développement et à l'impression des plaques.
Le 21 février, nous nous mîmes systématiquement à l'œuvre ; mais nous n'eûmes à noter que des échecs. Nous étions décidés, cependant, à continuer notre tâche quelqu'en pût être le résultat, à moins que ma santé ne présentât des obstacles insurmontables.
Le 2 février, l'une des plaques exposées ayant été développée, nous pûmes y distinguer une légère forme nuageuse. Nous ne savions s'il fallait y attacher quelque prix ; à moins qu'elle ne fût le précurseur d'un résultat plus positif et plus net.
Le jour suivant, nous trouvâmes une tête sur l'une des plaques. Les traits et l'apparence générale nous rappelaient notre cher et vieil ami Giorgio, mort plusieurs années auparavant.
Le 4 et le 5 février, nous obtînmes une légère indication de quelque forme. Le 6 toutes les plaques exposées furent sans résultat, mais le 7, une espèce de brouillard, ressemblant à une tête, était perceptible.
Le 8 et le 9, deux formes humaines, nuageuses mais très distinctes, apparurent sur les plaques. Ni les traits, ni la silhouette n'étaient visibles ; les formes rappelaient un peu les bonshommes de neige. Cependant elles étaient assez nettes pour nous donner un encouragement à poursuivre nos études.
Les deux jours suivants, le 10 et le 11, nous n'eûmes que des échecs avec les plaques exposées. Nous commençâmes alors à imaginer des moyens pour perfectionner notre méthode de travail. Nous nous décidâmes à exposer moins longuement les plaques à la lumière, car pendant quelques jours, le ciel étant couvert et la neige tombant à flocons serrés, nous avions varié l'exposition de quarante à cent secondes. Nous avions parfois fait nos expériences le matin, et parfois l'après-midi. Nous nous décidâmes à nous mettre à l'œuvre désormais à trois heures sonnant, chaque après-midi, quelque pût être le temps. Une autre décision importante, prise également, fut celle d'employer la lumière du magnésium pendant les journées sombres, et de diminuer le temps de l'exposition des plaques.
Nous avions installé l'appareil photographique dans un salon, à angles coupés, situé au sud-ouest.

A ceci nous ne pouvions rien changer. Nous avions employé auparavant un écran d'un vert sombre comme fond. Nous ne pûmes le remplacer, mais nous le couvrîmes d'une étoffe noire dans le but de rendre plus visible toute forme blanche qui se présenterait. Nous étions généralement cinq, à prendre part aux expériences : mon hôte, sa femme, ses deux filles et moi. Quand l'horloge sonnait trois heures, nous entrions tous au salon. L'un d'entre nous plaçait l'écran dans la position voulue ; un autre s'occupait de l'appareil, dirigeant l'objectif sur une troisième personne qui, à titre d'essai, s'asseyait devant le paravent. Enfin une quatrième descendait les stores vénitiens et les arrangeait de manière à donner le meilleur effet de lumière. Puis nous attendions que l’appareil fût prêt et que les préparatifs relatifs au magnésium fussent terminés ; et, après avoir compté en silence trente secondes, nous exposions la plaque cinq secondes. Nous enflammions le magnésium. Nous prenions quelquefois trois ou quatre photographies ; d'autres fois six ou sept. Elles étaient immédiatement portées dans la chambre noire et développées.
Nous avions travaillé ainsi pendant une quinzaine de jours environ, aussi nous discutâmes de nouveau sérieusement sur de nouveaux procédés à employer, pour obtenir une meilleure réussite.
Le 12 cependant, nous fûmes récompensés de notre zèle par l'apparition, sur les plaques, de deux figures ; les traits de l’une d'elles étaient tout à fait distincts.
Ce fut pour nous un puissant encouragement. Mais le lendemain, nous n’eûmes de nouveau  que des échecs.
Le 14, deux visages furent obtenus. L'un d'eux fut supposé avoir quelque ressemblance avec la mère de nos hôtes. Le second nous rappela Huss ou quelque autre portrait d'homme ayant vécu au moyen âge, à en juger d'après le costume. Le mardi suivant, nous fûmes surpris de trouver dans les journaux des articles racontant la vie et l'œuvre de Philippe Mélanchton, né le 16 février 1497, et nous reconnûmes alors la ressemblance existant entre le portrait de Mélanchton et la photographie que nous avions obtenue.
Le 15 et le 16, faillites. Nous n'en fûmes pas étonnés, car j'avais pris un gros froid à la suite d'un bain chaud. Nous continuâmes cependant nos expériences.
Le 17 nous exposâmes plusieurs plaques comme il est décrit plus haut, et nous obtînmes un beau portrait des Invisibles. Ce ne fut pourtant qu'en développant la plaque que nous nous aperçûmes de notre succès.
Le 18 et le 19, de légères et nuageuses esquisses de têtes apparurent. Le 20 nous donna la photographie d'une jeune fille que nous supposâmes être notre petite amie espagnole Ninia, morte à Santiago dans le sud de l'Amérique.
Le 21, le 22, le 23, le 24 et le 27, nous obtînmes, chaque fois, au moins une ou deux photographies des invisibles ; et dans trois de ces occasions, des étrangers posaient, assis devant le paravent. Le 25, le 26 et le 28 furent des journées perdues. Et ceci mit fin à ce que nous appelions nos expériences de février.
Le 1er mars, je me rendis à Stockholm pour rendre visite à quelques amis ; et je restai absente une semaine. Lorsque je rentrai, le 7 mars, j'étais épuisée à force d'avoir présidé des séances. Cependant le 9 nous nous remîmes à l'œuvre, et nous continuâmes à expérimenter quotidiennement jusqu'au 15 mars. Nous avions pris trente photographies dans ces sept journées dont sept clichés furent bons. Le jour suivant, 16 mars, Mme F., Mlle, F. et moi nous partîmes pour Copenhague. Pendant ces cinq semaines, nous avions employé en tout cent trente deux plaques, parmi lesquelles cent deux n'avaient rien donné.

Je me suis demandé sérieusement s'il convenait de donner ici tous les détails ayant rapport à nos expériences photographiques. Ce travail n'a consisté, à vrai dire, qu'en de purs essais, et nous n'avons point épuisé tous les moyens que nous considérions en notre atteinte. Cependant, comme le souvenir complet de ma médiumnité est plus ou moins un souvenir d'expériences, je trouverais des objections à terminer ce volume sans avoir mentionné, en passant, cette nouvelle phase de médiumnité Il est vrai que j'en trouve aussi à donner ici tant de détails sur une œuvre inachevée. La série complète des photographies montre que nous étions simplement dans le stage expérimental ; mais l'étudiant psychique pourra s'intéresser à notre méthode de travail et à nos quelques succès finals, après tant d'années de tentatives infructueuses, et des centaines d'échecs.
Il est tout à fait probable que j'aurais pu obtenir ces photographies dix ou vingt ans auparavant, si j'avais travaillé seule, ou si j'avais laissé en souffrance d'autres formes de médiumnité. Ces photographies sont l'œuvre d'agents spirituels, je n'en doute pas ; mais qu'elles soient des photographies d'esprits, ou seulement des images produites par les esprits sur les plaques, je ne saurais le dire avant d'avoir eu l'occasion de pousser plus loin mes investigations.
J'attache une grande importance à cette œuvre ; et, cela est étrange à dire, ma santé ne souffrit point, pendant ces essais photographiques quotidiens ; elle se fortifia au contraire. Je vois en ceci la possibilité d'une grande œuvre à accomplir, si nous en trouvons l'occasion. Mme F. prenait un intérêt immense à tous ces détails, et travaillait dès le matin, et tard dans la soirée à développer, à fixer et à retoucher les plaques. Nous avions tous, ainsi, notre part de travail ; et s'il y avait pour moi quelque sérieuse perte de vitalité, elle était imperceptible, tant les conditions favorables dans lesquelles je me trouvais me permettaient de recouvrer rapidement mes forces.

CHAPITRE XXVIII

LES INVESTIGATEURS QUE J'AI CONNUS

Les hommes sont les ennemis de ce qu'ils ne connaissent pas.

Proverbe arabe.

Si la chauve-souris refuse la société du soleil, cela prouve-t-il que le soleil n'est pas brillant ?

SAADI.

En jetant un coup d'œil rétrospectif sur les travaux de recherches et d'expérimentations entrepris dans la dernière partie de ce siècle, je puis voir dans quelles erreurs nous sommes inconsciemment tombés ; des erreurs de jugements en grande partie, mais surtout des erreurs causées par une ignorance blâmable des Lois les plus simples de la nature.
Nous avons trop attaché d'importance à ce fait ; le fait que pour obtenir un certain résultat il fallait fournir des matériaux possédant les qualités nécessaires. Ou peut-être nous sommes-nous trop persuadés que les personnes s'intéressant particulièrement à ce sujet, sont capables de fournir elles-mêmes ces matériaux. Ce n'est qu'après de sévères leçons apprises à force de souffrances, que la connaissance nous a été imposée. Il serait tout aussi inutile de fournir d'eau et de sable un ouvrier en briques, en lui demandant de faire aussitôt des briques, que de former un cercle avec la majorité des investigateurs et de demander aux esprits de produire des manifestations qui ne pussent soulever le moindre doute. Comme l'ouvrier, les esprits font ce qu'ils peuvent, avec le matériel dont ils disposent ; et si les résultats sont de qualité douteuse, ce n'est pas de leur faute, mais de celle des personnes qui fournissent ce matériel.
Beaucoup de personnes, dont l'attention est dirigée sur des études de cette nature, ont, dès le début, la conviction très confortable qu'elles sont spécialement douées pour comprendre et résoudre ces problèmes, dont elles prennent possession, en quelque sorte. Elles mènent de différentes façons leurs investigations, et, comme une règle, leur manière de procéder donne la clef de la nature du matériel, placé par elles, à la disposition des travailleurs invisibles.
Je me suis trouvée en contact avec plusieurs classes d'investigateurs travaillant dans le but d'établir quelque théorie favorite de leur composition. Ces investigateurs s'emparaient avec ardeur des phénomènes qui justifiaient leurs théories préconçues, négligeant tous ceux qui n'avaient point la portée nécessaire, ou qui se trouvaient en contradiction avec leurs idées. Ces chercheurs-là se contentent généralement de théories, leur imagination suppléant au reste. De là l'origine des coques, des formes pensées, des élémentaires et autres absurdités. Mais ces produits prématurés d'une recherche trop superficielle sont préférables encore aux conclusions décrétées par une autre classe de sages et savants investigateurs. Ceux-ci commencent leur enquête en affirmant que tous les expérimentateurs, sauf eux-mêmes, sont malhonnêtes ; que toutes les opinions, sauf la leur propre, ne sont point basées sur des fondations légitimes ; que toute observation est douteuse, sauf la leur ; que tout phénomène rapporté n'est point fondé, à moins qu'ils n'aient témoigné de son authenticité ; et que toute manifestation, obtenue dans d'autres conditions que celles qu'ils avaient décrétées, se trouve dénuée de toute vraisemblance.
Bref, leur verdict peut se résumer en paroles de ce genre : « Nous avons découvert la fraude : par conséquent, il n'y a point de vérité. » Ils pourraient dire plutôt : « Notre esprit est de force à comprendre la fraude mais il est incapable de discerner la vérité : donc il n'y a pas de vérité. »
En raisonnant de cette manière si logique, on pourrait dire également : « Une fausse monnaie est une insuffisante évidence pour démontrer qu'il n'y a pas de monnaies véritables. » Ce à quoi d'autres esprits pourraient répondre que s'il n'y avait pas de vraies monnaies, il ne pourrait en exister de fausses.
Mais ces sages ne raisonnent point ainsi.
Il se trouve encore une autre catégorie d'expérimentateurs ; je rendrai justice, ici, à mes compatriotes, en disant que je n'en ai pas trouvé de pareils parmi eux ; ceux-ci prônent le principe de faire découvrir un voleur par un autre voleur.
Prétendant être poussés par le plus grand intérêt au spiritualisme, ils cherchent à faire connaissance avec des personnes connues pour être médiums ; ils simulent la plus chaude sympathie, les plus vifs sentiments d'amitié à l'égard de ces médiums, et les supplient d'obtenir le privilège d'assister à une séance.
Une fois la permission reçue, ils emportent avec eux un appareil, ou bien emmènent un membre de la police secrète pour démasquer la fraude à laquelle ils se promettent d'assister.
Un investigateur de cette classe, et poussé par le clergé, en particulier, ne dédaignera pas d'espionner le médium dans son intérieur privé, en regardant à travers les trous qu'il aura pratiqués dans le mur ou à la porte de la chambre. Ou bien encore, après avoir cordialement invité ce médium à venir passer quelque temps chez lui, il fera fabriquer de fausses clefs ou démontera la serrure de sa malle de façon à en vérifier le contenu. Cet investigateur persuadera le médium, à force de belles promesses, de donner une séance à quelques-uns de ses amis intimes, et le fera ensuite - ou la fera, car il s'agit plus souvent d'une femme - déshabiller entièrement pour s'assurer qu'elle ne porte pas sur elle les moyens de tromper ces chercheurs naïfs et confiants.
Satisfait sur ce point, il liera le médium avec des cordes, le fixera au moyen de cadenas à la porte ou au mur, puis attendra complaisamment que des manifestations spirites se produisent.
Le sang bout dans mes veines lorsque j'entends parler de médiums sensitifs - fréquemment des jeunes filles ou des jeunes femmes - soumises aux traitements et aux insultes de ces expérimentateurs, à la compréhension bornée. À la simple apparence de quelque chose de douteux, ils sont ardents à dénoncer l'infortuné criminel - ou la criminelle - et à répandre partout la fâcheuse nouvelle, en se vantant avec fierté de leur habileté comme détective. Sachant le peu que je sais sur les conditions nécessaires pour obtenir de belles manifestations, je ne puis que m'étonner du succès qui résulte quelquefois de semblables expériences. Lorsque les matériaux fournis par les investigateurs sont surtout composés de doutes, de soupçons et d'intrigues, agrémentés, dans beaucoup de cas, par les fumées nocives de l'alcool et de la nicotine, comment s'étonner si les résultats obtenus font prendre en disgrâce les vérités que ces investigateurs professent d'enseigner, et amènent la ruine du médium, qui est naturellement le bouc émissaire, la victime sur laquelle retombe tout le scandale.
J'ai entendu dire qu'il y a peu de médiums qui travaillent pour la Cause. Je n'en suis pas surprise. Beaucoup d'entre eux ont tant souffert, entre les mains d'ignorants, se flattant d'être très sagaces comme expérimentateurs, qu'ils ont déserté leur tâche, le cœur meurtri et découragé, mortellement las de toutes ces questions, las du nom même de la vérité à laquelle ils ont sacrifié tout ce qu'ils avaient de meilleur, leur temps, leur santé, leur réputation.

Mais, grâce à Dieu, la médiumnité a également son côté brillant. Il y a des cœurs bons et droits que les investigateurs, genre détectives, regardent avec une pitié méprisante ; il y a, dans leurs pensées comme dans leurs actions, des honnêtes gens qui ne veulent pas se dégrader ni dégrader leur prochain en jetant un doute sur sa droiture. Il y a des hommes qui préfèrent croire tout être humain innocent, avant de l'avoir vu prouver coupable. La perception innée du pouvoir mystérieux qui dirige les lois de l'Univers donne à ces hommes, dans leur enquête, un point d'observation auquel d'autres ne sauraient atteindre, même à l'aide de toutes les sciences terrestres. Les savants peuvent arriver à croire à une existence de l'Au-delà. Eux, ils savent qu'elle existe.
Un tel esprit peut ne pas avoir cultivé les classiques, ne pas savoir le grec ni le latin ; mais il ne ressemble pas plus à ces savants chercheurs que l'alouette ne ressemble à la taupe. Et, tandis que celle-ci n'a d'autres occupations que de fouiller la terre, où elle trouvé sa subsistance, et de la rejeter en petites mottes, aveugle à tout ce qui se passe autour d'elle, l'oiseau, bien que faisant son nid sur le sol, peut monter, grâce à ses ailes rapides, dans l'atmosphère transparente et ensoleillée avec un joyeux hymne de reconnaissance. C'est pour ces esprits que ces paroles ont été dites : « Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu ! » Car ceux qui sont purs d'âme et de corps, et qui ont un désir sincère d'être éclairés, ceux-là seuls pourront trouver la vérité. L'homme dont l'esprit est entravé par les liens de ses appétits, dont le cerveau est alourdi par le poison de la nicotine ou par les fumées du vin, ne sera jamais le candidat appelé à communier avec les habitants du Monde invisible. Celui qui est poussé, tout d'abord, par le désir de nourrir quelque idée favorite, quelque songe vague ; par le désir de constituer une théorie et d'agrandir sa réputation d'homme scientifique on d'inventeur, celui-là n'est pas mieux préparé pour une telle œuvre A moins qu'il ne soit poussé par un motif meilleur et plus pur que ceux que je viens d'indiquer, ne le laissez pas s'embarquer dans une enquête spiritualiste, car il y échouera. Et celui qui ne cherche qu'à découvrir la fraude chez les autres, trahissant ainsi sa propre duplicité, celui-là trouvera ce qu'il cherche : le mensonge et la supercherie car jamais il ne pourra découvrir la vérité.
Mais vous tous qui êtes fatigués de la vie, de ses soucis incessants, de ses amertumes et de ses souffrances ; vous dont l'âme aspire à la certitude ; vous qui avez vu partir des êtres aimés, demeurant vous même le cœur brisé et désespéré; vous qui avez la faim et la soif d'obtenir des preuves, quant à une survie : c'est à vous que je parle. Purifiez votre esprit de tout préjugé, votre cerveau de tout poison, votre corps des impuretés causées par les maladies dues à vos appétits, et mettez-vous en quête de la vérité, avec l'assurance que vous trouverez l'objet de vas recherches. Le terrain que vous foulerez est sacré ; ne le profanez pas avec des pieds souillés par la fange du soupçon ; ne regardez point l'instrument, à l'aide duquel vous vous en approcherez comme indigne de confiance. Venez ! En souhaitant honnêtement de vous instruire ; mais, que ce ne soit pas au prix des fautes et des erreurs de votre prochain. Cherchez humblement la vérité et vous ne chercherez pas en vain ; mais si vous n'aspirez point à cette vérité dans le recueillement, et avec le désir sérieux d'être secouru, ne perdez pas un temps inutile à cette recherche.
« Lorsque deux ou trois seront rassemblés en mon nom, je serai au milieu d'eux. » a dit le Maître. Il en est de même dans ces questions. Lorsque plusieurs personnes sont réunies, prêtes à étudier sérieusement ensemble ; lorsqu'aucun élément de doute ni de soupçon n'est introduit dans leur cercle, et que toutes - le médium comme les assistants – sont animées de la même soif de la vérité, les manifestations seront meilleures et plus pures que dans les vieux jours des cages, des cabinets et des épreuves qui, si souvent, se trompent de but.
J'ai donné beaucoup d'espace aux malentendus, aux erreurs, aux échecs, aux maladies et aux misères de toute espèce qui sont le résultat de nombre d'expériences. En jetant des ombres noires sur mon tableau, alors que j'avais le choix entre bien des épisodes heureux, mon but était de montrer que tous ces malheurs sont des leçons bien autrement précieuses que les succès les plus brillants.
Je n'ai subi qu'une infortune véritablement grave, il y a quelques années, et dont je n'ai pas parlé ici. Cet accident m'arriva à Helsingford, en 1893, et fut cause que mes cheveux grisonnèrent et blanchirent prématurément, pendant les deux années de souffrances qui en résultèrent  mais lorsque ma santé se rétablit, ils repoussèrent presque aussi noirs qu'auparavant. Une description complète de cette remarquable séance se trouve chez l'éditeur Oscar Mutze, à Leipzig, sous le titre de Ein seltsames und belehrendes Phänomen im Gebiete der Materialisation von A. Aksakow.
Cet ouvrage a été traduit en français sous le titre de : Un cas de dématérialisation partielle du corps d'un médium et peut se trouver chez Leymarie, 42, rue Saint-Jacques, à Paris.
J'ai essayé, mes lecteurs, de vous prendre pour confidents et de vous exposer le résultat de mes recherches dans ces étranges questions. Je vous ai raconté tout simplement les inquiétudes de mon enfance et de ma jeunesse devant les mystérieuses apparitions de mes personnages d'ombre, et je vous ai dit comment les brouillards du doute se dissipèrent lorsque je crus comprendre la réalité de mes visions.
Puis vinrent des expériences diverses et les terribles troubles qui suivirent quelques-unes d'entre elles : troubles si graves qu'en trois circonstances - ma vie ne sembla plus tenir qu'à un fil.
Je vous ai dit ce qu'en plusieurs cas d'autres personnes avaient écrit et publié quant à ces phénomènes ; je ne puis donc prétendre à la revendication entière de ces rapports. Je les ai utilisés dans l'espoir que mes expériences en seraient plus facilement comprises ; et que les difficultés, par lesquelles je passai, en foulant ces nouveaux sentiers, seraient mieux interprétées et appréciées.
J'ai essayé de vous faire pénétrer dans mes pensées, mes sentiments et mes sensations de ce temps là. Si j'avais pu laisser de côté la description de l'un de ces phénomènes, il est possible que je l'eusse fait ; mais si je ne les avais tous rappelés au complet, mes doutes et mes perplexités eussent été incompréhensibles pour vous.
Beaucoup de choses - trop de choses peut-être - ont été écrites sur ces questions, et par conséquent ont pu les faire tomber en discrédit. Mon but a moins été de relater des phénomènes que de faire remarquer les résultats personnels que j'ai obtenus dans ma poursuite de la vérité.
    J'ai employé le mot médium dans le sens habituel, tel qu'il est généralement usité. Je l'ai fait de manière à ce que vous pussiez me suivre plus facilement. Mais j'en arrive maintenant à protester contre cette appellation. Si vous m'avez fidèlement accompagnée, mes lecteurs, je pense que vous en êtes venus à la même conclusion que moi, à cet égard.
Si l'on remarque combien les manifestations ont été, dans toute occasion, en accord avec les assistants, il est de toute évidence de penser que ceux-ci étaient les médiums dont je ne faisais qu'une partie.
Lorsque le cercle était composé d'enfants, les manifestations revêtaient un caractère enfantin ; lorsque des savants étaient présents, les manifestations étaient d'un genre scientifique. Lorsque, finalement, je jetai de côté cette vieille idée de médium et de médiumnité, et que je me décidai à ne plus être isolée du reste de la société, ni privée de l'usage de l'un de mes sens, je pris la place qu'à mon avis j'aurais dû occuper dès le début. Même en prenant des photographies, nous changions constamment de siège, et nous n'avions ni médium ni cabinet séparé : nous étions tous le médium.
Dans un cercle de vingt personnes, il est tout à fait absurde de rapporter à l'une seule de ces personnes les manifestations qui sont le produit des dix-neuf autres. Lorsque le phénomène dépend de vingt personnes, l'une de celles-ci sera-t-elle blâmée ou louée de ce qui résulte de toute la réunion ?
Aussi longtemps que l'un des membres d'un cercle spiritualiste sera isolé des autres, il sera plus ou moins admis de faire tomber sur ce seul membre la responsabilité des incidents survenus ; les autres n'ayant qu'à regarder et qu'à critiquer.
Ce que je désavoue donc sérieusement, c'est d'avoir été le médium alors que dix-neuf ou vingt personnes étaient présentes aux réunions. Il peut être juste de m'attribuer la douzième ou la vingtième partie des résultats obtenus, mais pas davantage, à moins que quelques-uns des autres assistants n'eussent une influence défavorable.
Et dans ce cas encore, la responsabilité des faits ne peut retomber sur moi.
Si ces conclusions, résultat de bien des années d'études et d'amères expériences, sont acceptées et suivies à l'avenir par les chercheurs et les expérimentateurs, il est heureux alors que nous ayons essayé de diverses méthodes pour procéder à nos recherches. Ceux qui reprendront le travail là où je l'ai laissé trouveront des routes meilleures et plus sûres que celles que j'ai foulées. Il y a tant à apprendre, tant à chercher à comprendre ! Même en faisant de notre mieux nous ne voyons que « comme à travers un miroir obscur » et nous cherchons notre chemin en tâtonnant dans les ténèbres. Et cependant, en nous laissant guider par les rayons qui scintillent à travers les ombres, nous arriverons à la pleine lumière, et alors « nous connaîtrons comme nous avons été connus ».
Ma tâche est achevée maintenant. Ceux qui me suivront peuvent souffrir comme j'ai souffert, de par l'ignorance des lois divines. Mais, cependant, le monde est plus sage aujourd'hui qu'il ne l'était de mon temps, et ceux qui prendront l'œuvre en main n'auront peut-être point à combattre, comme moi, la bigoterie et les jugements sévères des bons pharisiens. Et pourtant je ne leur souhaite point une route trop unie, car il me semble, en jetant un coup d'œil en arrière voir tomber dans la puérilité les nombreux soucis qui m'ont accompagnée dans mes recherches. Du reste, je ne les regrette pas. Ils ont été les censeurs sévères, m'avertissant que j'avais quitté le bon chemin, et ils ont également été mes meilleurs amis, bien que je ne m'en doutasse pas encore dans ce temps-là.
Et maintenant j'ai enfin trouvé ce que je cherchais pendant toutes ces longues années, - années d'études ingrates, - entre mêlées de rayons de soleil et d'orages, de plaisirs et de souffrances. Maintenant je puis crier bien haut, et d'une voix joyeuse, à tous ceux qui voudront m'écouter :
« J'ai trouvé la Vérité ! Et cette même et grande récompense sera vôtre si vous la cherchez honnêtement, sérieusement, humblement et ardemment. »

FIN

TABLE DES MATIERES

A HUMNUR STAFFORD    2
PRÉFACE    4
INTRODUCTION    5
AU PAYS DE L'OMBRE    8
CHAPITRE PREMIER    8
LA VIEILLE MAISON ET SES HABITANTS    8
CHAPITRE II    13
MES TROUBLES COMMENCENT    13
CHAPITRE III    18
VAIS-JE- DEVENIR FOLLE ?    18
CHAPITRE IV    19
DES  VACANCES DÉLICIEUSES ET UN VAISSEAU FANTÔME    20
CHAPITRE V    26
LA MYSTÉRIEUSE TENTATIVE    26
CHAPITRE VI    31
LA DISEUSE DE BONNE AVENTURE    31
CHAPITRE VII    35
DE NOUVEAU MES FANTOMES, ET DES COUPS DANS LA TABLE    35
CHAPITRE VIII    38
LA TABLE TRAHIT SES SECRETS    38
CHAPITRE IX    42
LA MATIÈRE TRAVERSE LA MATIÈRE    42
CHAPITRE X    46
PREMIERES EXPERIENCES DE CLAIRVOYANCE    46
CHAPITRE XI    50
NOS VISITEURS DE L'AUTRE MONDE    50
CHAPITRE XII    58
DE LA SCIENCE ET DES PORTRAITS D'ESPRITS    58
CHAPITRE XIII    67
UNE LUEUR DE VÉRITÉ    67
CHAPITRE XIV    70
DES SAVANTS DEVIENNENT SPIRITUALISTES    70
CHAPITRE XV    75
CONVERSIONS SUR CONVERSIONS    75
CHAPITRE XVI    80
NOUVELLES MANIFESTATIONS    80
CHAPITRE XVII    85
ESPRITS MATÉRIALISÉS    85
CHAPITRE XVIII    92
YOLANDE    92
CHÀPITRE XIX    96
L'IXORA CROCATA    96
CHAPITRE XX    107
DE NOMBREUSES VISITES D'ESPRITS    107
CHAPITRE XXI    113
UNE EXPÉRIENCE AMÈRE    113
CHAPlTRE XXII    116
UN NOUVEAU COMMENCEMENT    116
CHAPITRE XXIII    125
LE LIS DORÉ.  -  DERNIÈRE OEUVRE DE YOLANDE    125
CHAPITRE XXIV    132
SERAI-JE ANNA, OU ANNA DEVIENDRA-T-ELLE MOI    132
CHAPITRE XXV    137
DES TÉNÈBRES VERS LA LUMIÈRE    137
CHAPITRE XXVI    143
LE MYSTERE EST DÉVOILÉ    143
CHAPITRE XXVII    149
PHOTOGRAPHIES SPIRITES    149
CHAPITRE XXVIII    162
LES INVESTIGATEURS QUE J'AI CONNUS    162